« Ci-gît le fléau de la terre,
Ce prêtre qui faisait la guerre,
Qui vécut du sang des Français,
L’auteur du mal qui nous désole
Et qui de sa nièce autrefois,
Eut deux enfants et la vérole »
C’est sur le timbre de la Petite Fronde que ce couplet chante cruellement la mort du cardinal-duc Armand Jean du Plessis de Richelieu (1685-1642) en 1642 (photo n°1). Considéré aujourd’hui comme l’un des grands fondateurs de l’Etat moderne, il eut de son vivant une réputation noire que les raisons des sujets du roi de France n’ignoraient pas. Pourfendeur des protestants à La Rochelle (1628), il écrasa la noblesse et lui coupa une grande partie de ses moyens militaires par des destructions de châteaux, les interdictions de duels et des châtiments exemplaires. Il fit triompher les armées du roi sur la maison d’Autriche et augmenta considérablement une fiscalité qui se surimposait à celles de la noblesse et du clergé. L’immense majorité du peuple connut alors une période de souffrances aggravées par la guerre et la peste. C’était le temps où l’on scandait lors des révoltes « Vive le roi sans la gabelle », le temps où le roi était à l’abri des critiques et où ses conseillers jouaient le rôle des cibles de ceux qui avaient à s’en plaindre. C’était un temps nouveau où apparut l’expression officieuse de « premier ministre » pour une progression jamais aussi haute de la souveraineté royale contre tous les corps intermédiaires jadis indépendants. Sur le timbre des Rochelais, cette complainte exprime une sorte de coup d’État permanent:
« Les Princes étaient ses sujets,
Les rois redoutaient ses projets […]
Durant son séjour de vingt ans,
Il se moquait des mécontents ;
Les partis étaient morts en France,
Il mit si bas ses ennemis,
Que rien ne heurta sa puissance,
Que la Parque qui l’a soumis »
Soumis vivement à la critique par leurs ennemis quant tous devaient leur élévation à l’intrigue, aux calculs et au secret, les agressions étaient monnaie courante et le juste revers de toute politique. Leurs origines sociales tout comme celles de leur fortune ainsi que leurs mœurs étaient l’occasion de jouer le jeu des clans et de disperser l’opprobre dans les courants d’air des rues. Grand artisan d’une politique étrangère triomphante et d’une paix intérieure, son lointain successeur le cardinal André-Hercule de Fleury (1653-1743) (photo n°2), au pouvoir entre 1725 et 1743, ne fut pas épargné par le même genre d’opprobre. Il avait dominé Louis XV, ce roi « mineur » de trente ans, lui avait fourni ses premières maîtresses et il lassait par son grand âge, sur l’air de ô Filii et Filiae :
« Notre vieux prélat de Fleury,
Dans peu disparaîtra d’ici,
Plus il nous régentera,
Alleluya ! […]
Il était sorti de bas lieu,
Mais il se mit bientôt en jeu ;
Plus d’un rôle il représenta,
Alleluya ! […]
Il possédait l’art de la Cour,
Où vérité brille en son jour,
Divinement hypocrita,
Alleluya !
Pour du prince, être précepteur,
Ne mit science, ni labeur,
Féminin canal pratiqua,
Alleluya !
A la bavette, il prit le Roi,
Lui dit : Ne vous fiez qu’à moi,
Ailleurs, on vous abusera.
Alleluya !
De ce prince embabouiné,
L’enfant a si bien profité
Qu’on ne sait quand il parlera,
Alleluya »
Enterré avant l’heure, le vieillard était coupable de prolonger la minorité du roi et de trop durer tandis que sa mort en janvier 1743 laissait le royaume en proie à des difficultés militaires angoissantes des débuts de la guerre de succession d’Autriche (1740-1748). L’Angleterre et les Provinces-Unies, vieux adversaires de l’hégémonie française profitèrent de cette fin de règne. Mais il ne faut pas croire, tout comme à propos du roi et de ses maîtresses, que les chansons contre les ministres émanaient du peuple. Elles sortaient la plupart du temps tout droit des cabinets de ceux qui voulaient nuire en calomniant, soit par des plumitifs soldés, soit par les intéressés eux-mêmes. Le célèbre secrétaire d’Etat à la marine de 1723 à 1749, Jean Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas (1701-1781) était un auteur talentueux. Parmi les nombreuses chansons faites contre les ministres de Louis XV, l’une d’entre elles datant de 1742 faisait des portraits si fidèles que l’on soupçonna Maurepas d’en être l’auteur :
« Le désordre est ici complet,
Comme tout le monde le sait.
Qui pourrait se taire en effet,
De voir l’Eminence [Fleury]
Dans sa décadence
Traiter le roi comme un baudet ?
Voyez les ministres qu’il fait,
Comme tout le monde le sait,
Vous jugerez à leur portrait,
Des maux de la France »
Si tous en prenaient pour leur grade, notamment le nouveau secrétaire d’État à la guerre, François-Victor le Tonnelier de Breteuil (1686-1743), qualifié de « nigaudet » qui « anone », Maurepas était étrangement épargné dans un couplet modeste :
« Maurepas, dans son cabinet,
Comme tout le monde le sait,
Voit tous les objets assez nets ;
Mais comme son père,
Méchante vipère,
Dans le mal d’autrui se complet, »
Lorsqu’on fit voir cette chanson à Louis XV, en présence de Maurepas et de Louis François Armand de Vignerot du Plessis, duc de Richelieu (1696-1788), ce dernier répondit paraît-il à la remarque du Roi qui estimait Maurepas relativement épargné : « Quand on se bat soi-même, on ne se fait guère de mal ». Ainsi, les chansons contre les ministres étaient parties prenantes du jeu des nominations et des disgrâces, des jalousies et des querelles autant qu’elles exprimaient la lassitude et la critique de l’opinion. Les grandes affaires comme les petites ne manquaient pas d’abreuver le public et c’est à un sens commun qui pouvait faire scandale que les chansons faisaient appel. Lorsque le fameux abbé Guillaume Dubois devint cardinal en 1721 sans savoir célébrer une messe et qu’il devient principal ministre, on chantonne sous le Pont-neuf :
« Or, écoutez, petits et grands,
Un admirable événement,
Car l’autre jour notre Saint-Père
Après une courte prière
A, par un miracle nouveau,
Fait un rouget d’un maquereau »
Les chansons n’en sont pas à faire tomber les ministres, mais elles sapent l’autorité, instruise les pensées pour parfois cristalliser la calomnie jusqu’à la saturation. Quelles que soient les réformes, elles exigent beaucoup d’efforts de la part de tous les sujets et de souplesse de la part du ministre qui les conduit. Les réformes entreprises à la fin du règne de Louis XV et dans les premières années de celui de Louis XVI font entrer le royaume dans l’ère moderne des débats où le public s’invite encore davantage. Nul n’est épargné par les traits des chansonniers, quand bien même, certains ministres seraient éclairés et volontiers pourfendeurs des inégalités. Anne-Robert Jacques Turgot (1727-1781), contrôleur général des finances entre 1774 et 1776, ami des philosophes et rédacteur de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, est très bien accueilli lorsqu’il veut supprimer la corvée, libérer le commerce des grains et réduire les dépenses des ministères (photo n°3). On s’en félicite sur l’air de la bonne aventure, ô gué :
« Enfin j’ons vu les Edits
Du roi Louis Seize !
En les lisant à Paris,
J’on cru mourir d’aise.
Nos malheurs sont à leur fin,
Ça chantons le verre en main :
Vive Louis Seize, ô gué,
Vive Louis Seize !
Je n’irons plus au chemin,
Comme à la galère,
Travailler soir et matin
Sans aucun salaire.
Le Roi, je ne vous mens pas,
A mis la corvée à bas.
Ah ! la bonne affaire ô gué !
Ah ! la bonne affaire ! »
Lorsque la médiocre moisson de 1774 et la hausse du prix du pain perturbent la bonne marche des réformes que le ministre voulait radicales, la « guerre dite des farines » lui met le peuple à dos ; Turgot doit se faire plus ferme en réprimant les émeutes sans toutefois éviter la disgrâce, mal soutenu par le jeune Louis XVI et attaqué par ses ennemis. Turgot devient ainsi odieux à tous, sur le timbre de Robin Turelure :
« Sous le ministre Turgot
Nous vivons à l’aventure,
Sans savoir que mettre au pot,
Turelure,
Ne buvant que de l’eau pure,
Robin Turelure
Le ministre, gros et gras,
Et d’une épaisse encolure,
Veut détruire tous les Etats,
Turelure,
Même la magistrature,
Robin Turelure […]
O royaume infortuné !
Dans quelle mésaventure
Turgot t’a-t-il employé,
Turelure,
Toi et la race future ?
Robin Turelure. »
Une chanson loue les ministres d’antan car que ce soit l’intérêt de l’intrigue ou la crainte des changements radicaux, le passé est un refuge aisé et la philosophie une douce utopie, sur l’air de la bonne aventure :
« Vive tous nos beaux esprits
Encyclopédistes !
Du bonheur français épris,
Grands économistes,
Par leurs soins, au temps d’Adam [jeu de mots sur l’Eden et l’économiste Adam Smith]
Nous reviendrons, c’est leur plan.
Momus [la raillerie] les assiste, ô gué,
Momus les assiste !
Ce n’est pas de nos besoins
Que vient leur science,
En eux, ces fiers paladins
Ont la sapience,
Les Colbert et les Sully
Nous paraissent grands, mais fi !
Ce n’est qu’ignorance, ô gué,
Ce n’est qu’ignorance ! »
A la veille de la Révolution française, les ministres réformateurs se succèdent comme dans une danse et la communication est devenue un enjeu de loin plus important que le seul prestige du Roi. Quel que soit le ministre et contrôleur général des finances, du banquier suisse et protestant Jacques Necker (1776-1781) opposé au libéralisme au sévère Charles-Alexandre de Calonne (1783-1787) qui présenta au roi un plan « révolutionnaire » de réformes minant la société de privilèges, la chanson diffuse, loue et raille, dans un emballement de disputes. Jacques Necker (1732-1804) fut certainement le premier ministre du Roi à faire sa propre publicité en publiant un best-seller (le Compte-rendu, 1781) (photo n°4). Il prétendait tout dire au Français sur l’état des finances (les nobles de la cour coûtent 10% du budget), en fut félicité pour autant qu’il finança la guerre d’indépendance par des emprunts plutôt que par des impôts… Sur le timbre de Réveillez-vous belle endormie, on célèbre le disgracié :
« O toi qui sais de la finance
Mettre les secrets au grand jour,
Tu seras chéri de la France
Tu seras chassé de la cour.
Par une noble confiance,
Tu veux mériter notre amour.
Tu connais l’esprit de la France,
Ce n’est pas celui de la cour.
Tu voulais que la récompense
Du mérite fût le retour,
C’était bien le vœu de la France,
Que n’est-ce celui de la cour ? »
L’ère de la communication moderne était bel et bien inaugurée et dans un royaume aux abois, bloqué dans ses réformes et ingouvernable, la chanson se met au diapason de la protestation contre un système de gouvernement dont on ne veut plus en 1787, sur l’air de, oui, noir, mais pas si diable :
« Pour gouverner la France,
Point ne faut de prélat,
Cette maudite engeance
Abbaterait l’État. (bis)
Richelieu, Mazarin,
Ne valaient tous deux rien :
En malice profonde,
Brienne encore abonde,
Sa face rubiconde
Est face de fripon
Fripon, fripon,
Et aussi (bis) Lamoignon
Lamoignon et Brienne,
Ministres devenus,
S’imaginaient sans peine,
Voler tous les écus. (bis)
Ils courent au trésor :
Calonne avait pris l’or ! »
A suivre part. 5, Les parlements
Frédéric Bidouze