On ignore encore souvent que l’une des querelles qui a le plus empoisonné la vie politique française au XVIIIe siècle, elle celle dite de la Bulle Unigenitus Dei Filius ; édictée par le pape, 1700-1721 en septembre 1713 (Photo n°1) ; elle dénonçait le Jansénisme qui s’était épanoui en opposition à l’Église catholique et à l’absolutisme royal depuis le début du XVIIe siècle. D’une plus grande exigence sur la question de la grâce divine, le jansénisme était aussi une force politique, morale et intellectuelle qui allait se répandre dans le royaume, touchant aux relations entre le Roi de France et Rome, entre la foi et la vie chrétienne, à la place du clergé dans la société et au final à la question d’une nation indépendante. A la veille de la mort de Louis XIV (1715), la bulle Unigenitus secoue une opinion, heurtée par l’absolutisme royal et la puissance étrangère du Pape. L’infaillibilité du Pape est de plus en plus mal supportée car elle soumet le roi de France à l’Église romaine, comme l’exprime cette chanson, sur l’air de, Mon père je viens devant vous :
Du décret qui fait tant de bruit,
Voulez-vous savoir le mystère ?
Voici quel en sera le fruit :
C’est d’établir du Très Saint-Père
Le règne sur la vérité
Par son infaillibilité.
Ce point si longtemps contesté
Manquait à la toute-puissance,
Si le décret est accepté,
La voilà mise en évidence,
En soumettant la vérité
A son infaillibilité.
En vain Docteurs, vous disputez,
Allez tous consulter l’oracle ;
Il tranche les difficultés,
D’un mot, il lève tout l’obstacle
Dès qu’il parle, il dit vérité
Par son infaillibilité.
[…]
A quoi nous servirait un chef,
Sans le pouvoir de nous conduire ?
A quoi nous servirait un bref,
S’il ne pouvait l’erreur détruire ?
Mais il peut tout en vérité,
Par son infaillibilité.
Une Bulle du Pape contre la liberté de la nation française
Derrière la liberté du chrétien menacée par le pape, c’est la liberté du royaume, de ses sujets et de leur roi lui-même qui est en péril ; l’opinion de la ville, très loin de comprendre les controverses théologiques complexes, s’enhardit pour une cause à laquelle il mêle la sienne propre contre l’absolutisme. Reprenant une vielle tradition gallicane revigorée, les chansons prennent à nouveau d’assaut les jésuites, ces suppôts de Rome et conseillers des rois de France, sur l’air de, Ramonez-ci, ramonez-là :
« De la Bulle du Saint-Père,
Dév’loppons le ministère,
Et ne nous y trompons pas :
Ce n’est pas lui, c’es Loyola, la la la,
Qui met la foi du haut en bas.
Clément, par là, fait connaître
Qu’en l’Église il n’est pas Maître,
Et que le Pontificat
Est gouverné par Loyola, la la la,
Qui met la foi de haut en bas.
[…]
A saint Paul il est contraire,
Mais ce n’est pas une affaire ;
Aux Apôtres on ne croit pas,
On suit aujourd’hui Loyola, la la la,
Qui met la foi de haut en bas.
[…]
Grands prélats que l’on révère,
Frais juges dans cette affaire,
Quesnel ne condamnez-pas,
Foudroyez plutôt Loyola, la, la, la,
Qui met la foi de haut en bas.
[…]
Si quelqu’un dans l’Église,
De contredire s’avise,
Clément l’excommuniera.
Ce n’est pas lui, c’est Loyola, la, la, la,
Qui prononce cet arrêt là.
Le jésuite, voilà l’ennemi !
Le fondateur des Jésuites, le basque Ignace de Loyola, 1491-1556 (photo n°2), bouc-émissaire de ce refrain, représente le bras armé étranger de l’Elise romaine que la faiblesse royale accueille encore dans son sein. Philippe d’Orléans, régent de France (1715-1723) accepte la Bulle pour en finir avec les contestations politiques et parlementaires, sur fond de crise financière ; l’opinion en appelle déjà auprès de lui à l’expulsion des jésuites mais en même temps à la punition des exploiteurs des pauvres, sur l’air, La petite Fronde :
« Prince qui gouverne la France
Pour faire adorer la Régence,
Renvoie les Jésuites au Japon,
Rohan et Bissy [cardinaux] son confrère,
Ces maltôtiers [gens d’affaires], à Montfaucon,
La Bulle à notre Saint-Père ».
Très loin d’être confinée à la théologie de la grâce, la querelle janséniste achoppe donc sur les questions de l’autorité royale encore alliée à l’autel dans un climat d’épanouissement des libertés individuelles. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 puis la destruction du cœur du jansénisme de Port-Royal en 1709 sont devenues des symboles d’un absolutisme implacable que les opposants très divers instrumentalisent dans la rue. A Paris, « être janséniste » s’apparente à un comportement contestataire plutôt qu’à la seule adhésion à une foi. Etre janséniste, était aussi devenu un réflexe solidaire en faveur de ceux qui, faute d’accepter la Bulle, étaient privés des derniers sacrements. Dans cette chanson qui condamne le concile d’Embrun (1727) au cours duquel quatorze évêques avaient condamné un vieillard janséniste de 83 ans, Jean de Soanem, évêque de Senez (Provence), on chante les avocats du parlement de Paris qui ont pris sa défense, sur l’air de, jean de Ver :
[…]
« Du troupeau, soyez les pasteurs,
Dit Jésus aux apôtres.
Mais vous n’êtes pas les seuls docteurs,
Mon Église en a d’autres ;
Ne liez et ne déliez
Qu’avant vous ne consultiez
Les avocats (bis)
Les avocats de France.
[…]
Grands avocats, zélés docteurs
De l’Église nouvelle,
Des conciles vrais directeurs,
Ranimez votre zèle,
En Paradis, n’en doutez pas,
Saint-Pierre vous tend les bras,
Grands avocats (bis)
Grands avocats de France »
Le jansénisme, la grâce et la nation
Par l’action du Barreau, la querelle janséniste s’invite dans les années 1730-1760 à une contestation plus large, civile et presque civique, aux sources de l’éveil de toute une société citadine à la politique. De la cause de Dieu, on stimule dans l’opinion la cause de la Nation. L’absolutisme royal est combattu et les Jésuites sont les cibles dans une atmosphère anticléricale qui ne va faire que s’aggraver durant le siècle des Lumières. Déjà Louis XIV, dans son bras de fer avec le pape Innocent XI à propos du droit de Régale (impôt sur les diocèses vacants) et de l’indépendance de l’Eglise de France en 1682, avait bien malgré lui encouragé les chansons contre un clergé peu aimé. Sur l’air de, Tranquilles cœurs, ce couplet exprime la détestation des prélats, pourtant premiers serviteurs du pouvoir royal :
« Prélats, abbés, préparez-vous
A bien soutenir la Régale.
Craignez peu le Pape en courroux,
Suivez La Chaise [confesseur jésuite de Louis XIV], et sa cabale :
Ce jésuite a pour vous mille fois plus d’attraits
Que le sacré palais (bis)
Prélats, abbés, retirez-vous !
Laissez en paix Rome et l’Église.
Le peuple a de l’horreur pour vous
Et toute la Cour vous méprise,
On vous eut sûrement, avant qu’il fût un an,
Fait signer l’Alcoran [le Coran] (bis)
C’est à partir de leur expulsion en 1764 que les jésuites figurent au ban du royaume et d’une nation en train de naître. Cette chanson intitulée Invectives contre les Jésuites laisse accroire que le roi est enfin le roi et que Rome n’est plus à Versailles :
« O vous, de qui jadis la puissance suprême,
Pouvait à votre gré disposer des rois même,
Culbuter, élever, renverser, rétablir
Tous ceux que vous jugiez à propos de choisir ;
Vous, qui du Vatican tenant en main la foudre,
Menaciez l’univers de le réduire en poudre
Et qui, bouffis d’orgueil, sous des dehors rampants,
Vous aviez subjugués, nous traitiez d’enfants ;
Votre perversité, vos affreuses maximes,
Que vous osiez nommer des vertus légitimes,
Principes erronés, lait de vos nourrissons,
Et dont publiquement vous donniez des leçons,
Enfants de Loyola, on a su les connaître ;
Vous êtes culbutés et méritez de l’être. »
La Révolution, le clergé et les privilégiés
Première étape majeure d’un mouvement qui préfigure malgré la volonté du roi un mouvement la laïcisation et de sécularisation, la haine du jésuite s’installe dans une atmosphère traditionnelle de critique envers le haut clergé, sa puissance financière et ses privilèges, sans compter son opposition aux Lumières. Trois grands révolutionnaires (un ancien janséniste, un catholique et un protestant) préparent l’œuvre religieuse de la Révolution avec la Constitution Civile du Clergé de 1790 qui, après la vente des Biens ecclésiastiques, fait perdre son autonomie à l’Église (Photo n°3); par achève de discréditer le clergé, devenu à l’instar des nobles, l’origine de tous les maux des Français. Ceux qui refusent la Révolution, les réfractaires, sont des « bonzes stupides », des « escamoteurs du bon Dieu », des fainéants qu’il faut priver de leurs bénéfices, des enfants du diable, etc. Pour de nombreux paroissiens pourtant, les prêtres constitutionnels (ou jureurs) sont considérés comme schismatiques, comme le rapporte la chanson d’un paroissien à son curé constitutionnel, sur l’air de, Avec les jeux du village :
« Portez loin votre catéchisme,
Votre messe et vos sermons,
Notre cœur abhorre le schisme,
Portez loin de nous vos leçons. Les fruits de votre ministère
Ont un principe destructeur,
Allez, vous êtes un mercenaire,
Vous n’êtes pas notre pasteur. » (bis)
Peu importe, l’opinion révolutionnaire l’emporte comme un torrent et la chanson, le Sans souci patriote, stigmatise ce clergé qui traîne les pieds devant les bonnes réformes, sur l’air, Eh ! qu’est-ce que à m’fait à moi :
« Qu’à son gré chacun ballotte
Le haut et le bas clergé,
Qu’en dépit du préjugé,
On le pousse mainte botte.
Eh ! qu’est-ce que ça m’fait à moi ?
Je ne porte point la calotte.
Eh ! qu’est-ce que ça m’fait à moi ?
Quand je chante et quand je bois ? (bis)
Qu’un frocard [défroqué] à grosse panse
Craigne que la nation
Ne retranche, avec raison,
Quelque plat de sa pitance.
Eh ! qu’est-ce que ça m’fait à moi ?
Je respecte l’abstinence.
Eh ! qu’est-ce que ça m’fait à moi ?
Quand je chante et quand je bois ? (bis)
Lorsque les Parisiens célèbrent le premier anniversaire de la prise de la Bastille au champ de Mars, le 14 juillet 1790, ils chantent sur l’air de, Soldats français, chantez Roland, la réconciliation civique :
« Les abbés auprès des soldats,
Et les moines, avec les filles,
Semblent, se tenant par le bras,
Réunir toutes les familles »
Le célèbre Ça ira, ça ira entonne un nouvel évangile, celui de la loi et de la nation :
« Celui qui s’élève, on l’abaissera.
Celui qui s’abaisse, on l’élèvera.
Ah ! ça ira, ça ira,
Le vrai catéchisme nous instruira
Et l’affreux fanatisme s’éteindra ;
Associés aux privilégiés et à l’aristocratie on se libère des prêtres et des moines dont on ferme les monastères (Photo n°4) dans cette suite du ça ira intitulée l’aristocratie en déroute, sur l’air du Carillon national :
« Ah ! v’la qu’est fait, v’la qu’est fait, v’la qu’est fait
A tous les abbés nous donnons vacance,
Ah ! v’la qu’est fait, v’la qu’est fait, v’la qu’est fait,
L’aristocratie fait son paquet. »
Le schisme religieux en chansons
Au cœur de la Révolution, à l’heure des premiers débats frontaux entre Français, sur ce qu’ils acceptent ou qu’ils refusent, on riposte contre la vindicte à l’encontre du clergé et on le regrette déjà dans la chanson, Le parisien un jour dira, sur l’air, N’en demandez pas davantage ou Colin disait à Lise un jour :
« Pour supprimer tous les abus
Nous formons un aréopage [l’Assemblée nationale],
Mais nous nous sommes aperçus
Qu’il est des fous à tout âge
(refrain) Le parisien un jour dira,
A ce sénat plein d’arrogance
Et ce beau jour dans peu viendra.
Oui vous avez perdu la France.
Fichez le camp, Plus de dix-huit francs [indemnité parlementaire]
Vous n’aurez pas davantage, vous n’aurez pas davantage.
Vous avez pillé le clergé
Qui soulageait notre misère,
Tout comme nous, il eût payé
Pour acquitter la dette entière » (refrain)
La République, la liberté contre le clergé et la religion
Désormais, le clergé et le catholicisme, associés à l’Ancien régime, sont défendus par les résistants à la Révolution et marquent pour longtemps leur incompatibilité avec la République. La chanson célébrant l’armée du chef vendéen François-Athanase Charrette de la Contrie (1763-1796), félicite Dieu et le Roi protecteurs :
« Combien de catholiques
Qui n’existeraient plus
Si Charett’ pacifique
Avait perdu la vie !
Dieu nous l’a conservé,
Vive le Roi !
Que toute cette armée chante avec moi »
Pour les Sans-culottes, l’ennemi de la liberté, c’est le clergé et bientôt la religion, sur l’air de , Est-il bien vrai que je veille, le prêtre est la cible :
« Toi, brigand de la Vendée
Qu’un prêtre mène au combat,
Ta dernière heure est sonnée,
La France a levé son bras.
Ton feu vengeur étincelle
Sur la trace de tes pas,
Ton sang à grands flots ruisselle,
L’airain vomit ton trépas.
[…]
Soldats, foncez sur ces prêtres
La baïonnette à la main,
Point de quartier pour ces traîtres,
Bourreaux-nés du genre humain.
Que leur croix, ce signe antique
De leur superstition,
Soit le manche d’une pique,
On serve d’écouvillon [brosse pour nettoyer le canon]. »
Sur l’air de, Gatiau dans son Galetas, une chanson poissarde veut en terminer enfin :
« Enfin v’là qu’cest donc fini,
Adieu Vierg’, adieu mystères,
J’n’allons plus être ahuri
Par tous ces contes de grand-mère.
[…]
J’n’invoquons plus dans nos chants
L’abbé Jésus, ni Marie,
J’n’avons d’autre Dieu à présent
Qu’la liberté et la patrie.
Les devoirs de notre religion
Sont de soutenir la constitution (bis)
[…]
Que c’bâtard nommé Jésus
Ait été fait par son père
Ou par un pigeon pattu,
N’ia pas là d’quoi faire un mystère.
N’faut pas tant chercher de rébus
Pour dire qu’Joseph fut cocu (bis)
Plus d’encens, ni d’Te Deum
Pour célébrer la victoire,
La fumée, le bruit du canon,
C’est l’encens qui plaît à la gloire.
Au lieu du veni Sancte,
J’chantons l’hymne à la liberté (bis). »
Frédéric Bidouze