Chanter durant la Grande Guerre, c’est éprouver collectivement un drame interminable pendant lequel les soldats se sont enthousiasmés, attristés, exclamés de colère, ont plaisanté amèrement ou pleuré ; ainsi chaque parole au gré des airs à la mode, incarne un moment de vie, un événement, son déroulement, son début et sa fin. La Grande Guerre de 1914-1918 a connu tant d’étapes contrastées, de la guerre de mouvements à l’ enterrement interminable dans les tranchées, qu’elle a donné aux soldats l’occasion de produire et de diffuser des chansons, la plupart anonymes, de reprendre des standards du Music Hall à la mode voire des chansons patriotiques. Chaque nation, chaque culture a traduit ses sentiments et ses ressentiments à sa manière, et l’étude analytique des chansons révèle bien des différences entre les armées que ne le laisse croire notre mémoire collective contemporaine pour qui toute guerre est injustifiable et bannie.
En 1969, le réalisateur Richard Athenborough s’attela à la tâche de raconter la 1ère guerre mondiale par une comédie musicale intitulée : Oh ! what’s a lovely war ! (Ah ! que la guerre est jolie !) (Photo n°1). Film engagé contre les absurdités de cette guerre, il tourne en dérision les élites militaires et raconte des vies de soldats dans les tranchées. S’inspirant de chansons à la mode à l’époque, il évoque d’une certaine manière toute une tradition britannique d’humour et de dérision, sachant que la conscription par exemple n’est effective qu’en 1916 et que l’absence de patriotisme guerrier est l’une des grandes différences avec la France. Le chansonnier anglais Georges Graves, qui produisait des spectacles pour les troupes en France confirme dans ses mémoires que « Rien n’ennuie le soldat britannique autant que des sentiments martiaux ampoulés » et plusieurs observateurs britanniques s’étonnèrent de voir les troupes françaises chanter la Marseillaise, là où les Anglais chantaient « Nous voulons rentrer chez nous ». Le film de Richard Athenborough est donc une allégorie libre mais authentique de l’esprit britannique dénué de discours patriotique. L’une des chansons du film qui s’intitule I don’t want to be a soldier, illustre avec un humour cette particularité toute britannique:
I don’t want to be a soldier, / Je ne veux pas être un soldat
I don’t want to go to war, / Je ne veux pas aller à la guerre
I’d rather stay at home, / Je préfèrerais juste rester chez moi
Around the streets to roam, / Traîner dans les rues
And live on the earnings of a lady typist. / Et vivre des revenus d’une dactylo (ou d’une pute)
I don’t want a bayonet in my belly, / Je ne veux pas de baïonnette dans mon ventre
I don’t want my bollocks shot away, / Je ne veux pas perdre mes couilles
I’d rather stay in England, Je voudrais rester en Angleterre
In merry, merry England, / Angleterre chérie, Angleterre chérie
And fornicate my bleeding life away/ Et passer ma putain de vie à forniquer
Toutefois, le film fonctionne comme une dénonciation contemporaine des horreurs de la guerre, une chanson antimilitariste toutes nations mêlées, comme le souligne au cours du film l’interprétation de La chanson de Craonne par Pia Columbo. La chanson de Craonne, standard anonyme français chanté entre 1915 et 1917 sur l’air « Bonsoir m’amour », connue sous plusieurs noms comme « les sacrifiés » ou « la chanson de Lorette », fut condamnée par les autorités militaires car elle dénonçait non seulement la boucherie des offensives mais également prônait la révolte et les mutineries.
Adieu la vie, adieu l’amour
Adieu toutes les femmes.
C’est bien fini, c’est pour toujours,
De cette guerre infâme.
C’est à Craonne, sur le plateau,
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
C’est nous les sacrifiés.
En histoire, rien n’est toujours plus risqué que de confondre ce qui demeure dans les mémoires et ce qui fut vécu ; à la sociabilité chantée des soldats de la guerre 1914-1918, propre aux événements et à la manière dont ils l’ont vécue, succède une vision généralement unanime, tournée vers les leçons de l’horreur, dont l’antimilitarisme est la marque de fabrique et le « Quelle connerie la guerre » de Jacques Prévert (Barbara, 1946) un slogan.
Les chants du départ à la guerre
En France, lorsque est décrétée la mobilisation le 2 août 1914 (Photo n°3), les désertions et les insoumissions furent plus rares que de coutume ; mieux, près de 3 000 déserteurs du temps de paix se présentèrent aux frontières pour réclamer leur place au combat. Si on a longtemps galvaudé l’image d’un départ « la fleur au fusil », le destin patriotique d’une armée française de conscrits citoyens, préparée depuis plusieurs générations à l’idée de revanche n’est pas une illusion. Préparée par des professionnels du spectacle, cette chanson intitulée En avant la musique montre à quel point la guerre démarra dans l’enthousiasme malgré la soudaineté de sa déclaration :
On a mobilisé, la guerre est déclarée,
Quittons les êtres chers en des adieux émus.
Que tous les gars forains deviennent des poilus…
Qu’on ne lanterne pas. La France est attaquée,
Montrons-leur qu’il n’est pas besoin de nous trouver
De leur carnet plus ou moins anthropométrique
Ce n’est plus le moment de rire ou de rêver
Le pays nous attend, en avant la musique !
Le cantique de départ à Notre-Dame de Gray des jeunes de la classe 1915 chanté à l’issue de la messe de départ des jeunes conscrits le dimanche 25 octobre 1914 (composé par l’abbé Mascillaivre, vicaire à Saint-Michel de Dijon, soldat à la 8e section d’infirmiers militaire) est à la fois patriotique, héroïque et lucide :
O Vierge Sainte, ô Notre Dame
Votre royaume est en danger
La France est là qui nous réclame
Aidez vos fils à la venger
Car nous allons sur les champs de bataille
De nos aînés poursuivre le chemin
Nous admirons aujourd’hui leur histoire
Mais de la nôtre ils seront fiers demain.
De toutes les régions de France, on chante sa chanson, fier de son courage et de sa fortune, comme la chanson Vive les Auvergnats, en décembre 1914 sur le front de la Somme (sur l’air de la bourrée) :
Vive les Auvergnats
Ce sont de crânes gars !
[Ils] bravent la mitraille
[Ils] tapent la racaille !
Vaillants pour la France,
Comme pour la danse !
Côté allemand, le tropisme régional n’est pas en reste et Claude Ribouillault estime que la chanson de soldats bavarois de 1915 qui suit, est terriblement ressemblante à celle des Français ; « elle parle avec beaucoup de poésie, à la fois de patrie, de drapeau, des Vosges où sont cantonnés les auteurs, et de mort sanglante » (La musique au fusil, 1996). :
Rot auf Weiss/Rouge sur blanc
Wie schön ! Wie schön !/Que c’est beau
Und wie leicht wird mir/Et que le chemin du retour
Das heimwärtsgehn/M’est léger
Bayerland du/Ô ma Bavière
Weiss und blau/Te retrouver, blanche et bleue
Süsser Trost, dass ich im Tode/Quelle consolation
Dich noch schau!/Dans la mort
En Angleterre, selon l’historien John Mullen, tous les commentateurs s’accordent à dire que les soldats britanniques ne chantaient pas de chansons patriotiques ; effet de la grande hétérogénéité de l’armée, de l’absence d’histoire commune et militaire avec l’ennemi allemand. Dans certains régiments, on chantait même des chansons défaitistes, dans d’autres des chansons ludiques. La chanson de music hall intitulée « Nous ne voulons vous perdre, mais nous croyons que vous devez partir », fut parodiée ainsi par des soldats :
Nous ne voulons pas vous presser
Mais nous croyons que vous devriez partir
Car vos chansons et vos discours
Nous ennuient à mourir !
Vos exhortations et vos câlins
Nous rendent complètement fous
Et nous sifflerons et insulterons
Si vous vous remettez à chanter.
Une autre chanson de music hall qui avait pour but de se moquer des objecteurs de conscience connut le même sort parodique :
Envoyez l’armée, envoyez la marine
Envoyez des bataillons entiers !
Envoyez ma mère, ma sœur ou mon frère
Mais pour l’amour de Dieu pas moi !
En Angleterre, le répertoire proposé par l’élite afin d’encourager le départ, stigmatiser l’ennemi, célébrer le roi Georges V (Photo n°4) n’a pas connu le moindre succès auprès des troupes. Jon Mullen écrit que « l’ensemble des initiatives des différents membres des élites pour imposer les chansons aux troupes fut sans effet pratique ».
Chants patriotiques et mobilisation contre l’ennemi
Bien avant le début du conflit, le soldat français est tout à la haine du Boche, héritier d’une longue histoire conflictuelle depuis la guerre franco-prussienne de 1870. En France, terre du poète Charles Péguy tué lors de la bataille de la Marne le 5 septembre 1914 après avoir écrit « heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre », le patriotisme anti-allemand était inscrit depuis des générations et le patriotisme français avait eu le temps d’être cultivé dans les consciences comme le montre la chanson Ce n’est qu’un drapeau (1909, paroles de E. Favart et musique de La Mareille) :
Refrain
Flotte petit drapeau
Flotte flotte bien haut
Image de la France
Symbole d’espérance
Tu réunis dans ta simplicité
La famille et le sol
La liberté.
Le refrain de la chanson créée par Peschard en 1871, Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine résonne au moment de s’engager dans le conflit :
Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine
Et, malgré vous, nous resterons Français
Vous aurez pu germaniser la plaine
Mais notre cœur vous ne l’aurez jamais.
Et dès 1913, la chanson revancharde et patriotique, interprétée par Marcelly (1882-1966), futur combattant, est intitulée A la France donnons des ailes :
Refrain
A la France donnons des ailes
Faisons tous un commun effort
Pour que sur la route nouvelle
Notre pays passe d’abord
L’aviation emporte avec elle
Partout l’honneur du nom français
Pour notre gloire et nos succès
A la France donnons des ailes !
Vient le temps de « cette guerre infâme »
Après les quelques mois de la guerre de mouvement vint l’enterrement dans le conflit à la fin de l’année 1914. Au-delà des sentiments d’injustice, les soldats chantent la guerre et surtout la mort, omniprésente, souveraine et parfois noble aussi (Photo n°5). Chacun à sa manière chante la mort autant que ses instruments. Dans La Mitrailleuse (sur l’air de la Tonkinoise) qui connut de très nombreuses versions (comme Ma P’tite Mimi), le Français voit enfin son heure arriver après les premières hécatombes subies à cause de son fameux uniforme en bleu et rouge des débuts de la guerre :
Souveraine/ De la plaine,/ Elle est comme dans le nid ; / Bien dissimulée, couverte, / Toujours prête à alerte, / Elle veille/ Sans pareille/ Tout le jour, toute la nuit ; / Elle a déjà fait merveille, / Tout le monde s’en réjouit.
Refrain : Je l’appell’ ma p’tit’gouailleuse, / Ma mitrailli, ma mitrailli, ma mitrailleuse ; / Elle est belle, elle est coquette ; / Quand ell’veut faire une conquête/ C’est alors qu’elle est joyeuse/ Ma mitrailli, ma mitrailli, ma mitrailleuse ;/ Elle expédie des pruneaux/ Qui n’tuent pas que des moineaux.
Dans l’attaque/ Quand ça craque/ Elle y va de sa chanson ; / En accompagnant la danse/ Elle observe la cadence/ Elle fauche/ Dans les Boches, / Qu’elle couche à l’unisson.
Pourvu qu’il y ai de l’embauche, / Elle se charge de la moisson.
Parfois, c’est la baïonnette qui inquiète en même temps qui rassure dans La Jeannette (sur l’air de : si tu veux faire mon bonheur) chanson belge:
On charge à la baïonnette
C’est elle qu’on appelle Jeannette
Faut voir quel entrain
Quand sur le terrain
Nous nous élançons soudain
La bataille est tragique
Ah ! quel élan magnifique
Rien n’peut résister
Notre mur d’acier
A travers tout doit passer
Quand le commandant crie : chargez
Chacun se met à chanter.
Refrain
Pour le roi, pour le Drapeau
Ma Jeannette, ma jeannette
Pour le roi, pour le Drapeau
Ma jeannette à l’assaut
Se moquer de la guerre, se moquer de la mort, c’est un topos classique de l’époque des tranchées ; les Anglais, tout en dérision, n’hésitent pas à en rire voire l’insulter. La mort est chantée de manière noire et cinglante. Les soldats chantent après avoir quitté les tranchées à l’intention des troupes qui les remplaçaient (Photo n° 6).
Les cloches de l’enfer font ting a ling a ling
Pour toi, mais pas pour moi
Le diable qu’est ce qu’il chante a lante a lante
Pour toi mais pas pour moi
Et un autre morceau rassure le remplaçant ironiquement ainsi :
Si t’es accroché aux barbelés
T’en fais pas
Si t’es accroché aux barbelés
T’en fais pas
Que ça passe de jour ou de nuit
Si tu meurs, t’es plus payé
Si t’es accroché aux barbelés
Ne t’en fais pas.
Ne manquant jamais d’humour, les aviateurs anglais parodient une grande chanson d’amour de l’époque intitulée Pourquoi vous me faites les yeux doux pour Pourquoi tu t’es écrasé avec ton avion ? Et ça donnait :
Pourquoi tu t’es écrasé avec ton avion ?
Ca fait le sixième aujourd’hui !
Ca te rend triste, ça te rend fou
Heureusement que c’était pas une machine toute neuve
[Traduction de John Mullen, La chanson populaire en Grande-Bretagne pendant la Grande Guerre 1914-1918, 2012).
Les tranchées au quotidien
On ne compte plus les chansons qui décrivent le quotidien des tranchées : pluies d’obus, odeurs pestilentielles, faim, pluie et boue au rythme des collines et des plateaux pris et repris à l’ennemi. Dans Les tranchées de Lagny sur l’air de : Sous les ponts de Paris) on décrit de manière crue le quotidien du soldat :
En face d’une rivière/ Non loin de Lagny/ près des amas de pierres/ Qui restent de Lagny/ Dans les tranchées des peupliers/ Vite on défile en cachette/ Braquant l’fusil/ Sur l’ennemi/ Prêt à presser sur la gâchette.
Une chanson belge nous fait visiter non sans humour :
La vie dans la tranchée
N’est pas du dernier confort
Dans la paille hachée
C’est là que l’on bouffe et que l’on dort
Et parfois l’on manque de distraction
Le canon boche vous flanque quelques pruneaux
Double distraction on a le choix des fuseaux
Percutant c’est épatant.
Refrain
Marmites grandes ou petites
Viennent, ronflent ou crépitent
Des balles passent en rafales
Tout en sifflant c’est épatant
Pour aller dans la tranchée
On suit le fameux boyau
C’est une sorte d’allée
Qui par instants se remplit d’eau
Le groupe sanitaire
Pour plus de commodité
Va paraît-il faire
Installer l’électricité
Ce sera réussi
Il ne manquera plus qu’un petit lit.
A la description apocalyptique des tranchées (Photo n°6), se mêle encore des ressentiments pour l’ennemi que l’on doit vaincre ou sur lequel on se venge ; la chanson patriotique Lettre d’un parigot (valse) pleure la petite Margot, maudit l’ennemi et constate les blessures irréparables :
Je t’écris ma petit’Margot
Du fond de la tranchée
C’est ce matin que j’ai reçu ton mot
De la semaine passée
Il ne faut pas t’faire d’mauvais sang
Bien sûr que ça ne va guère
D’être si loin depuis si longtemps
Mais qu’veux-tu c’est la guerre
En t’quittant j’avais le cœur bien gros
Je m’suis vengé sur les Pruscots.
Refrain
Va pleur’pas mon rat
Vois-tu, Margot, faut pas s’en faire
Les Boches paieront ça
J’en démolirai plus d’une paire
Surtout n’oublie pas
D’embrasser l’goss’ pour son petit père
Console-toi ma poulette
Quand ton homme reviendra
L’dimanche au bal musette.
[…] J’finis cett’lettre ma petit’Margot
Sur un lit d’ambulance
Faut pas t’frapper mais vois-tu Coco
J’ai pas eu beaucoup d’chance
A caus’ d’un sale pruneau que j’ai reçu
On m’a coupé la cuisse
Mais l’major dit qu’il ne faut pas plus
D’trois mois pour que j’guérisse
Il paraît qu’j’ai sauvé le drapeau
Ca vaut bien un morceau de ma peau.
Contester et subir la hiérarchie
Les chansons n’ont pas attendu que le front se stabilise et s’enterre dans des offensives meurtrières comme celles de la Somme, bataille la plus coûteuse en vies humaines de l’histoire de juillet à novembre 1916 (près de 500 000 morts), pour critiquer la hiérarchie ou le système militaire. Les Anglais, comme d’habitude, s’en prennent dès le début au mépris de leur hiérarchie qui ne les respecte pas. John Mullen estime que cet humour et ces moqueries dans les chansons ne sont pas caractéristiques des désillusions ou de la « fatigue de la guerre » mais sont inhérents dès le tout début de la guerre, « car partie intégrante de la culture populaire urbaine britannique ». Dans la hiérarchie, c’est le sergent qui est l’officier le plus couramment attaqué :
Quand cette foutue guerre s’ra terminée
Jamais plus j’serai soldat !
Quand je m’habillerai en civil à nouveau
Ce sera l’bonheur total !
Finie la messe le dimanche
Plus besoin de mendier une perm’
Tu pourras dire au sergent-chef
De se mettre ses permis dans le cul !
Et on souhaite même le « revoir » après la guerre dans une autre version :
Il n’y aura plus le sergent qui vous gueule dessus
Prend ça là et mets-le là !
Si je croise le salaud dégoûtant
Je lui botterai le cul dans toute la ville.
Un général anglais, Sir Cameron Deane Shute (photo n°8) eut même sa chanson contre lui :
On peut jeter de la merde dans des coins perdus
Et y laisser du papier à volonté
Mais une merde sera jetée et personne ne serait triste
Si on fusillait cette merde, le général Shute.
Une des chansons les plus aimées du soldat britannique était une chanson pleine de fatalisme sur la mélodie Ce n’est qu’un au revoir. Le texte de la chanson était empreint de fatalisme :
Nous sommes là,
Parce que nous sommes là,
Parce que nous sommes là,
Parce que nous sommes là…
Chansons pour les mutinés
Les mutineries dues aux incompréhensions des soldats face aux offensives meurtrières et inutiles ordonnées par leur état major ont touché de manière différentielle les armées au cours de l’année 1917. Français, Anglais, Allemands entre autres ont eu leur lot de fusillés (Photo n°9), longtemps cachés par les gouvernements respectifs. Année de la Révolution russe et de l’entrée en guerre des Américains, l’année 1917 est devenue symbolique d’un « tournant » au cœur de la lassitude et de la crise.
A Craonne, lors des sanglants assauts commandés par le général Robert Georges Nivelle (1856-1924), ce sont plus de 130 000 hommes qui meurent en dix jours. La chanson de Craonne est ainsi devenue la chanson la plus connue de la guerre de 1914-1918 puis est entrée dans le panthéon des chansons anti-militaristes, anti-capitalistes. Chanson anonyme, intitulée d’abord la chanson de Lorette, elle court dans les tranchées dès 1915-1916 ; ses paroles très diverses et variées ont connu des « stabilisations » successives au lendemain de la guerre notamment par Paul-Vaillant Couturier (Paul Charles Couturier, 1892-1937), un des futurs fondateurs du parti communiste français, qui entendit la chanson dès 1916 alors que son régiment se situe près de Verdun. Mélange à la fois du temps et des évolutions du conflit, la chanson aux multiples couplets se perd géographiquement, se situant tantôt en Artois, tantôt en Champagne ou dans le secteur de Verdun. Des nouveautés apparaissent comme l’hostilité à l’égard des officiers :
En ce moment la pluie fait rage, si l’on se montre c’est un carnage.
Tous nos officiers sont dans leurs abris en train de faire des chichis
Ils s’en foutent pas mal si en avant d’eux il y a de pauvres malheureux,
Tous ces messieurs-là encaissent le pognon et nous pauvres trouffions nous n’avons que cinq ronds.
Le dernier couplet de la chanson stabilisée après la guerre donne l’avantage à la révolte sociale et anti-capitaliste plutôt qu’à la seule colère contre les offensives meurtrières :
Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront,
Car c’est pour eux qu’on crève.
Mais c’est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en grève.
Ce s’ra votre tour, messieurs les gros,
De monter sur l’plateau,
Car si vous voulez faire la guerre,
Payez-la de votre peau !
La chanson dite de Craonne demeure donc une chanson de l’oralité, qui est devenue évolutive selon l’instrumentalisation qu’on en a faite jusqu’à aujourd’hui. Placée au firmament des chansons contre la guerre, après le Déserteur de Boris Vian (dont un vers au président dit : « S’il faut donner son sang/ Allez donner le vôtre), la Chanson de Craonne est enseignée aujourd’hui autant comme un texte « historique » que comme un hymne à la paix, un cri contre les horreurs de la guerre.
Rencontre des chansons de 1914-1918 entre mémoire et histoire
La « Der des Ders » qui ne le fut malheureusement pas, a marqué durablement les esprits malgré le 2e conflit mondial de 1939-1945. Les chansons de 14-18 sont devenues une des thématiques de genre la plus enseignée, sans doute parce qu’elle accorde à l’histoire une part considérable de mémoire universelle et de paix. Lorsqu’en 1971, John Lennon sort son album Imagine, l’une des chansons éprises de paix et d’amour, il reprend le titre I don’t want to be a soldier, Mama. Les paroles s’adressent à la mère mais se veulent plus universelles et dénonciatrices des peurs contemporaines. La guerre, le bien et le mal, la peur de la mort universelle et personnelle, c’est à tout un ensemble de désespoir face à la vie, l’enrôlement, le Vietnam aussi, auquel le chanteur s’attaque:
Well, I don’t want wanna be a soldier mama, / Et bien, je ne veux pas être un soldat maman,
I don’t wanna die/ Je ne veux pas mourir
Well, I don’t wanna be a sailor mama, / Et bien, je ne veux pas être marin maman
I don’t wanna fly/ Je ne veux pas voler (en l’air)
Well, I don’t wanna be a failure mama, / Et bien, je ne veux pas être un échec maman
I don’t wanna cry/ Je ne veux pas pleurer
Well, I don’t wanna be a soldier mama, / Et bien, je ne veux pas être un soldat maman
I don’t wanna die/ Je ne veux pas mourir
En ce début du XXIe siècle, la chanson est toujours cette école universelle qui vit l’événement et retient aussi les leçons du passé. Georges Brassens dénonçait la guerre en tant que telle mais, avec humeur et humour de son époque il ne pouvait pas s’empêcher de chanter dans La guerre de 14-18 (1962) :
Depuis que l’homme écrit l’Histoire,
Depuis qu’il bataille à cœur joie
Entre mille et une guerr’ notoires,
Si j’étais t’nu de faire un choix,
A l’encontre du vieil Homère,
Je déclarerais tout de suit’ :
« Moi mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’quatorze’-dix-huit ! »
La chanson n’est pas neutre dès l’instant où elle est écrite, différente aussi pour ceux qui l’interprètent et encore chargée de nouvelles significations pour ceux qui la recueillent, la modifient et la manipulent
Frédéric Bidouze