« Inspiré d’événements et de personnages historiques réels. Cette œuvre de fiction a été conçue, développée et produite par une équipe multiculturelle de confessions et croyances diverses » (Avertissement d’Ubisoft Montréal pour le jeu de la Saga Assassin’s Creed) (Photo n°1).
Dans le landernau politico-intellectuel français, le dernier né du jeu vidéo d’action-aventure, Assassin’s Creed Unity développé par Ubisoft Montréal a beaucoup fait parler de lui. L’intrigue se déroulant à Paris lors de la Révolution française, il fallait bien que nos politiques se penchent sur le sujet afin de scruter le bien-fondé d’une telle utilisation de l’histoire. Le mot fatal fut lâché par le co-fondateur du Parti de gauche Jean-Luc Mélenchon et actuel chef de fil de la France insoumise : « On ne joue pas avec l’histoire de la Révolution française ». Cet avertissement comminatoire n’ayant d’égal que l’habituelle virulence sectaire du personnage, on oublierait presque que l’histoire n’est pas un récit volontariste et surtout pas national. Mélenchon, c’est le politique qui s’attaque à un jeu dont il n’a pas saisi la donnée anthropologique contemporaine et dont il ne peut pas par conséquent saisir son sens « historique ».
En stigmatisant une version « fallacieuse » de cette page de l’histoire de France, « une propagande contre le peuple », un dénigrement de Robespierre qui est présenté comme un monstre (Photo n°2) alors qu’il devrait au contraire rassembler les Français, l’homme politique fait œuvre non seulement de mauvais historien et de mauvais pédagogue. En dénonçant un jeu qui diffuse selon lui des « poncifs contre-révolutionnaires », il lui donne une dimension idéologique qu’il n’a pas et brouille encore davantage le regard que l’on doit porter sur la manière dont la modernité technologique se joue du temps, de l’histoire et des mœurs ; plus globalement, il prouve à nouveau que l’histoire demeure en France, de la gauche à la droite, un récit national qui est souvent en quête de justification positive visant à donner à certaines événements une valeur particulière, soit conservatrice, soit progressiste. Dans le cas de la Révolution française, même des historiens de grande valeur y vont de leur credo sur les avancées politiques, sociales ou philosophiques. Comme si les avancées dans l’histoire étaient exemptes de la réalité des faits, en l’occurrence l’omniprésence de la force, de la violence et la réalité mentale qu’on se doit de comprendre, pas de juger. Dans le New-York Times du 20 novembre 2014, Dan Bilefsky commentait ainsi la réaction épidermique des Français : « Il n’y a qu’en France qu’un jeu vidéo puisse provoquer un vrai débat philosophique sur la décadence de la monarchie, le coût moral de la démocratie, l’émergence de l’extrême droite et le rôle de l’État » (Video games Meets History, and France Rebels Again).
Assassin’s Creed, le credo de l’assassin
Un tel titre effraie tout parent qui voit son enfant passer des heures à pourchasser et tuer les adversaires ; il en va ainsi de bien de jeux vidéo contemporains. Le principe du jeu repose sur l’Esprit, une machine capable de lire la mémoire génétique d’un personnage et donc de ses ancêtres. Le jeu et sa déclinaison, du Moyen-âge à la Révolution (et bientôt le 6e opus sur l’Angleterre victorienne qui n’en doutons pas surfera sur le tableau misérabiliste et manichéen qui sied depuis longtemps aux scénarii du genre social) permet donc d’explorer à loisir toutes les époques et tous les lieux. Le personnage principal, d’abord Desmond Miles puis Edward Kenway et enfin Arno Dorian durant la Révolution française sont des maîtres-assassins. Le groupe est en conflit contre les Templiers qui apparaissent dans tous les épisodes. Arno Victor Dorian (né en 1768, photo n°3) incarne un jeune homme hanté par une terrible tragédie ; il s’est enrôlé chez les assassins pour combattre la corruption qui gangrène la France à cette époque. Il affronte avec une jeune fille nommée Élise de la Serre, une héritière des Templiers, la milice révolutionnaire de la Terreur. L’affrontement entre le Bien et le Mal est ainsi campé dans un décor qui n’aurait rien de plus banal dans une époque où tout se détruit et tout tente de se reconstruire dans un chaos qui fut une réalité. Corruption et Terreur n’étant pas ici, comme le prétendent les chantres d’une Révolution française idéalisée ou comme l’affirment des universitaires plus modérés, une invitation à ternir l’époque, mais une réalité voulue par le jeu, quand elle serait d’ailleurs pas une réalité vérifiée (La Révolution fut comme toute autre époque si ce n’est plus, une période d’opportunités d’enrichissements célèbres). Encore une fois, la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen a été déclarée le 26 août 1789 dans un monde cruel qui inaugura une longue période de guerre civile et une nouvelle redistribution des cartes sociales. On sait que la violence trouva en France une justification politique inédite après celle de la religion et que l’irruption du peuple durant ces années sanglantes est l’une des originalités de la Révolution française à la différence des révolutions anglaises et surtout américaines. La Révolution est dans ce cadre un théâtre tout trouvé (et d’ailleurs très attendu par les fans du jeu), celui du chaos, et le contexte réel de la violence des conflits civils et étrangers.
Ainsi donc, le combat, la violence et le sang consubstantiels à ce jeu, se mêlent à une imagination débordante pour donner une nourriture culturelle et historique aux joueurs, consciemment ou inconsciemment.
Des historiens les plus compétents aux manettes encyclopédiques
Le jeu Assassin’s Creed peut donc à bien des égards être le reflet courant de toute adaptation de l’écriture de l’histoire en fonction de l’habitus social, économique et culturel dans lequel nous évoluons; désormais mondialisé, intégrés qu’on le veuille ou non dans une anthropologie du global, l’histoire, son récit, ses décors et ses conflits touchent toute la planète, pour ne pas dire lui appartiennent. Ce qui ne signifie pas que l’histoire scientifique ne progresse pas, à grands pas, en parallèle avec les structures mentales de notre époque. On en veut pour preuve la collaboration d’historiens les plus reconnus pour de nombreuses conceptions de jeux. Jean-Clément Martin, l’un des plus grands historiens français de la Révolution, mais encore Laurent Turcot (Photo n°4), spécialiste du Paris du 18e siècle et de la Révolution française (Histoire de Paris, 16e-18e siècles, Hermann, 2012) ont été sollicités pour Assassin’s Creed Unity. Ce dernier a travaillé comme expert auprès de l’équipe d’Ubisoft afin de renseigner au plus près la vie quotidienne à l’époque de la Révolution. Il a évoqué la rue, la violence, la médecine, la prostitution, la nuit, les cafés, etc et a collaboré à la rédaction de dizaine de fiches encyclopédiques qui apparaissent au cours du jeu (le plus souvent zappées par les joueurs afin de garantir la fluidité de leurs actions).
Comme toute entreprise de fiction et de jeu, le matériel historique fut livrée à l’entreprise et cette dernière a entièrement déterminé et opéré les choix. Insister sur tel ou tel personnage (en l’occurrence Mirabeau, Robespierre, Napoléon, …), s’attarder sur un bâtiment plus qu’un autre comme l’extraordinaire Reconstitution de Notre-Dame de Paris (Photo n°5) ou plus modestement du palais et du jardin des Tuileries, du Luxembourg ou de l’église Saint-Sulpice. De l’aveu même de Laurent Turcot, le résultat est encore plus impressionnant que ce qu’il avait imaginé. S’agissant des « pierres » qui ne pensent pas, l’histoire s’en sort à bon compte. Tous les jeunes adolescents et adultes du monde entier découvrent non seulement Paris, mais un Paris qui a disparu pour la plus grande partie en dehors des bâtiments qui se visitent encore aujourd’hui. S’agissant de l’histoire des hommes, du contexte brûlant dans lequel ils évoluent, le scénario prend des libertés normales parce que seul, le contemporain qui aime jouer et qui aime la Saga, doit être ludiquement parlant satisfait.
Est-ce à dire que le jeu draine des idées fausses, des contre-vérités savamment historiques ou une culture historique de bas étage pour l’avenir des jeunes générations ? C’est une évidence anthropologique mais cela reste à nuancer sur le plan scientifique. Les fiches livrent sur les événements et les personnages, des éléments très souvent significatifs ; souvent fidèles à la vérité historique, les fiches se jouent aussi d’elle, entre humour et fiction sans quoi le jeu ne serait pas. Elles n’offrent pas simplement un alibi culturel à un jeu de guerre mais s’intègrent dans le scénario pour aider le joueur (et donc le personnage) à comprendre le monde dans lequel il est envoyé. Pour ne prendre que le personnage incriminé par les mauvais-coucheurs du parti de gauche, Maximilien Robespierre (Photo n°6), on peut lire ceci :
« Ayant perdu son père très jeune, Robespierre fut élevé par les Oratoriens. Il fut un jeune élève très travailleur, passionné par l’histoire de Rome à laquelle il se référa très fréquemment dans ses discours. Devenue avocat, il rejoignit le barreau d’Arras et semblait promis à la médiocrité d’un notable de province quand éclat la Grande crise. Le 20 avril 1789, il fut élu cinquième (sur huit) députés de l’Artois aux états généraux. Mais il conquit rapidement Paris et ne revint qu’une fois à Arras. En cinq ans, il prit la parole un nombre incalculable de fois devant de nombreux publiques : « Ne perdons jamais de vue que nous sommes en spectacle à tous les peuples, que nous délibérons en présence de l’univers »*
*Autre temps, autre mœurs, Si je criais ça dans la rue, on m’enfermerait.
Malgré sa voix perçante et son accent artésien, son succès grandit.
On ignore presque tout de sa vie privée. Il vécut dans l’élégance, mais sans ostentation. Il étudiait beaucoup, se montrait digne en société, mais se méfiait des intrigants au point de se montrer cassant. Il méprisait la démagogie, ce qui inspirait l’estime.
Une fois le pouvoir, Robespierre se défit rapidement de son image de modéré, recourant à l’extrémisme et à la terreur comme modes de gouvernement. Après un « règne » dont l’apogée fut la fête de l’Être suprême, Robespierre perdit l’appui du Comité de salut public. Ses anciens alliés se retournèrent contre lui et il fut arrêté et exécute.**
** Je me permets d’indiquer que tous les billets pour la Fête de l’Être suprême et de la Terreur de l’an prochain on été vendus en moins d’une heure ».
Quand on connaît très bien la vie de Robespierre, le cliché s’efface au service d’une « vérité » scientifique à peu près respectée. Les astérisques sont là pour faire la blague, pas forcément fine, mais ce n’est qu’un jeu.
Pour Napoléon, les auteurs écrivent par exemple :
« S’il était né quelques semaines plus tôt, Napoléon aurait été Italien*
*Quelle pensée terrifiante
Quant à Georges Danton (photo n°6), la fiche toujours aussi précise, profite des grands soupçons d’enrichissement personnel du grand tribun pour ironiser mais résume avec brio son engagement dans la défense du territoire en 1792 sans négliger ses responsabilités ou sa passivité dans les massacres de septembre. On précise en note : « Danton était loin d’être infaillible. Il n’a effectivement rien fait pour empêcher les massacres de septembre. On l’a accusé de les avoir déclenchés, mais aucune preuve n’appuie cette thèse et beaucoup d’historiens se demandent s’il aurait pu empêcher les actes de la foule ». Ici encore, rien n’est plus vrai au regard de l’historien.
Son exécution, au cœur de la fiction, est d’une saisissante réalité historique dans ses conditions à la fois fidèles au procès politique et de corruption.
Si le joueur est disponible pour passer à « autre chose », un film, un documentaire, un livre, force est de reconnaître qu’au milieu d’un scenario où domine la magie qui interagit avec l’histoire de manière originale, le jeu n’en est pas moins doté d’un appareil critique de qualité.
Est-ce à dire comme l’affirme l’historien Hervé Leuwers qu’on soit enclin à condamner le jeu parce qu’il passe sous silence les avancées politiques et philosophiques de cette période ou parce que pour des raisons commerciales les concepteurs du jeu travestissent les faits ? Non. La Révolution ne fut pas une génération spontanée et l’on ne peut pas nier les violences des affrontements, les injustices, au profit d’un progrès sur le long terme de l’humanité. D’autres pays ont conquis des droits d’une autre manière, ce n’est pas pour autant que l’on ne doive pas les étudier pour ce qu’ils furent. Rien n’est donc plus maladroit que de prendre ces jeux pour ce qu’ils ne sont pas et de leur faire une leçon par-dessus le marché. A l’image des divertissements de théâtre, de roman des siècles passés, des adaptations cinématographiques du XXe siècle, ils ouvrent un même champ très ouvert à l’imagination, en fonction d’un environnement social, politique ou culturel. Les Alexandre Dumas et les Alfred de Vigny ont recueilli en leur temps les suffrages du public et ont pourtant diffusé le plus souvent les plus gros clichés qui soient sur les rois et leurs règnes. Le cinéma est depuis un siècle le responsable d’une culture historique toujours critiquable au regard de la recherche et cela ne changera pas, Dieu soit loué !
Jean-Clément Martin et Laurent Turcot : les leçons d’histoire d’un jeu video
En avril 2015, les deux conseillers historiques du jeu ont trouvé indispensable d’écrire un petit ouvrage, à la fois pour justifier de leur travail, si modeste soi-t-il, mais également pour « ne pas circonscrire l’histoire au seul discours académique » (photo n°7). Accepter d’« envisager l’histoire comme une matière vivante dans laquelle chacun peut puiser à sa guise », considérer le jeu video comme ce qu’il peut être, voilà un objectif rafraîchissant, qui fait confiance au public, joueurs, enseignants, historiens mêlés, pour tirer le meilleur de l’histoire à partir d’un jeu qui n’est pas conçu pour elle.
Au-delà des très pertinentes réflexions différenciant le jeu commercial de l’histoire savante, le divertissement des anathèmes moraux ou idéologiques, l’ouvrage est un petit opus sur l’anthropologie culturelle à l’ère de la mondialisation. Il tente quelques petits parallèles entre le jeu et ce qu’on peut en tirer « scientifiquement parlant ». Nul doute que ces pages passent le plus souvent au-dessus de la tête du joueur lambda et ce serait à la fois normal et pas du tout infamant.
Les nombreuses phases documentaires permettent au joueur d’assister à de nombreuses phases de l’histoire tout en collant à la fiction dédiée à la Saga. On écoute le discours de Louis XVI aux États généraux le 5 mai 1789, on assiste à l’exécution de Louis XVI (Photo n°8): elle est fidèle à l’expression du roi au cours de son procès qui se dit innocent de tout ce qu’on l’accuse, on lui glisse à l’oreille que c’est de la part de Jacques de Molay, dernier Grand Maître de l’Ordre du Temple brûlé vif en 1314 sur l’ordre de son ancêtre Philippe le Bel; l’exécution de Robespierre le 28 juillet 1794 est très proche d’ailleurs de l’atmosphère très hostile au personnage que l’on retrouve dans le film de Robert Enrico, La Révolution, 1989.
Quant aux auteurs du livre, ils tentent d’apaiser le champ des contrastes entre fantasy et faits historiques, entre fantasmes faciles et réalité. C’est en passant par la voie des mythes qu’ils y trouvent un fil passionnant mais très évident pour qui connaît les règles de la recherche historienne. « Même si Assassin’s Creed entend revendiquer sa relation avec l’histoire qui s’étudie et se transmet, c’est avec l’histoire mythique que le jeu noue ses liens les plus étroits. Mais peut-on faire l’histoire sans envisager les imaginaires qui ont fait vivre, et mourir, ses protagonistes, notamment au moment de la Révolution ? ».
Les auteurs font d’une certaine manière une leçon d’histoire aux joueurs (qui sont dans l’idéal ceux qui sont à même de mieux en saisir le sens) en construisant eux-mêmes un appareil critique du jeu, en professionnel de l’histoire. Si la réussite intellectuelle est au rendez-vous, on s’écarte du jeu tel quel pour faire de l’histoire, comme on le fait pour une œuvre de fiction, un roman ou un film. Certains passages de l’ouvrage tentent de montrer à quel point l’histoire la plus racontée est pavées de bonnes certitudes aux dépens des doutes et de l’altérité qui se rapprochent de certaines allusions ou scènes dans le jeu. Il est notamment fait habilement un parallèle entre l’engagement des patriotes au début de la Révolution, aux dimensions utopiques, universelles voire millénaristes, et l’atmosphère fantastique du jeu. Il est vrai que l’histoire scientifique de la Révolution française, parisienne comme provinciale, regorge d’exemples où la religion, le merveilleux transcendent les oppositions, révolutionnaires comme contre-révolutionnaires.
On tente aussi comme dans un véritable ouvrage de thèse, d’appuyer le sens de la guerre entre le Bien et le Mal propre au jeu, par une lecture mystique qu’en ont eu des historiens contre-révolutionnaires célèbres comme Joseph de Maistre (1753-1821, photo n°9). Ce dernier vit dans l’épreuve révolutionnaire le creuset régénérateur de la chrétienté. « Il en tira une réflexion sur le rôle du bourreau dans l’histoire qui pourrait être le pendant profondément religieux des bourreaux sadiens, profondément païens ».
Ces propos ne sont pas faussement savants, justifiant l’intérêt que les auteurs, très éloignés des jeux video, ont eu pour la conception commerciale et technologique destinées à des dizaines de millions de consommateurs. Ils sont une preuve de l’énergie toujours revivifiée de l’écriture de l’histoire face au monde contemporains dont les auteurs sont partie prenante, dans un monde qui devient à la fois très précis (scientifiquement parlant) et très vulgarisé, médiatiquement et démographiquement parlant. Comme le souligne Thomas Rabino : « Le jeu n’apprend pas pour autant l’histoire elle-même, et les problématiques centrales demeurent mises de côté au profit d’une vulgarisation efficace » (« Jeu video et histoire », Le Débat, 2013/5).
Le site Rue 89 a par exemple voulu confronter l’historien Guillaume Mazeau à un jeu avec lequel il n’avait joué, tout au plus suivait-il ça de loin, selon ses propos. Le titre, « On a fait jouer un historien à Assassin’s Creed Unity“, fait figure de la mise en présence d’un humaniste du XVIe siècle face à un écran télé. Si nous ne sommes pas obligés de jouer aux jeux de nos enfants, le regard que nous portons sur les supports culturels au sens large ne doit pas nous laisser indifférents. De prime abord agréablement surpris par la plongée de son personnage dans le Paris des Lumières, l’historien tique sur plusieurs erreurs somme toute très secondaires, comme l’a fait d’ailleurs le journal Le Monde en novembre 2014. Il en va du regard que porte l’intelligentsia journalistique et politique sur l’histoire ; elle compense ses seules volontés de ne retenir que ses vertus civiques ou mémorielles par des remarques sur les erreurs ou les anachronismes qui sont pourtant essentiels à l’œuvre fictionnelle, qu’elle soit ludique, littéraire ou cinématographique. Ce camouflage d’érudition qui souligne que le drapeau tricolore est présent en 1789 (alors qu’il n’est adopté qu’en 1794), que la Bastille est encore debout en 1791 (alors qu’elle commence à être détruite dès le 15 juillet 1789, photo n°10), qu’on chante la Marseillaise dans Paris dès 1791 (au lieu de 1792), etc, n’est qu’un habillage dérisoire.
Ces énumérations n’ont aucun intérêt et répondent à des questions que ne se posent ni les créateurs du jeu (qui ont eu le choix de puiser chez les meilleurs historiens, ce qu’ils voulaient bien y faire figurer), ni les joueurs. Ces derniers, tels les lecteurs de n’importe quelle œuvre, sont pris par le scénario, emporté par la magie d’une aventure. Ce comportement scrutateur est assez infantile et surtout faussement pédagogique. Il pénalise non seulement l’œuvre en elle-même, mais il trompe le public non joueur sur le sens véritable du support de l’histoire dans le monde dans lequel ils vivent.
Est-il si loin le temps où les romanciers du XIXe siècle berçaient leurs lecteurs d’aventures amoureuses ou guerrières, avec un souci très variable de la « vérité » historique ? Quand Walter Scott (1771-1832) inventait le roman historique en se souciant de la vérité archéologique et scientifique pour demeurer au plus près des décors et de l’architecture, Gustave Flaubert (1821-1880) écrivait son célèbre Salambô (1862) en s’appuyant uniquement sur l’imaginaire que véhiculait Carthage pendant la 1ère guerre punique au IIIe siècle avant J.C (sacrifices d’enfants, fourberie, lâcheté, un Orient sensuel et cruel).
Vouloir donner vie à l’histoire est donc à n’importe quelle époque et quel que soit le prétexte, une libre part de fiction, d’interprétation et d’impératifs qu’ils soient commerciaux, ludiques, idéologiques ou tout simplement de vulgarisation. Charles Dickens (photo n°11) qui a écrit en 1859 un très grand roman (d’abord un feuilleton sur la Révolution française, Le conte des deux cités (Paris et Londres) aurait été sans nul doute censuré par nos bons prophètes de l’histoire franco-française, lui qui soulignait à la fois la morgue de l’aristocratie, l’extrême violence populaire et l’omniprésence de la Terreur policière ! Si le jeu Assassin’s Creed colle aux besoins actuels de l’ultra-violence virtuelle, il ne faut justement y voir que son adaptation au Paris de la fin du 18e siècle. La violence y était endémique, dérégulée par une révolution où l’État central était en pleine décomposition. C’est le gouvernement de la Terreur qui a tenté, par la justice légale (la guillotine est omniprésente dans le jeu, elle s’est aussi son aubaine), de réguler une violence qui était devenue à bien des égards déchaînée, voire barbare. Il y a donc lieu de poser une dernière question : le jeu Assassin’s Creed, devenu qu’on le déplore ou non le compagnon de route de la jeunesse mondiale, a-t-il sa place à l’école ? Et comment les enseignants, les chercheurs doivent-ils s’y prendre pour utiliser ce support ?
Assassin’s Creed, support pédagogique ?
Laurent Turcot écrit notamment dans une conclusion à la fois modeste et optimiste : « Bien sûr, ils (les jeux) ne peuvent et ne remplaceront jamais un livre d’histoire : cela n’a jamais été leur fonction ni leur ambition. L’historien apporte des preuves, discute, argumente. Le jeu invente, même s’il se targue de reconstituer. Peut-il dès lors amener un certain public à l’histoire ? Chaque média culturel a son langage, sa rhétorique et son approche particulière ; juger un jeu vidéo comme on critique un ouvrage d’histoire est hors de propos, ce qui ne veut pas dire qu’il faut balayer du revers de la main cette production qui créé tout à la fois un horizon d’attente et un imaginaire. La vulgarisation n’est pas pratique vulgaire ».
C’est en connaissant parfaitement le jeu qu’un enseignant se doit d’approcher l’objet. Gageons qu’avec le temps, les enseignants des futures générations seront des anciens joueurs. Les étudiants actuels d’histoire sont très loin d’être naïfs et reconnaissent la distance à prendre entre la fiction et l’histoire telle qu’on leur enseigne. Loin des commentaires critiques et moraux qui tournent autour de l’interprétation de la Révolution française, la découverte du Paris à la fin du XVIIIe siècle est sans doute l’une des plus grandes réussites du jeu si on veut bien lui trouver un prétexte pédagogique. Telle une promenade en 3 D, le joueur se promène dans la ville qui aujourd’hui garde très peu de traces visibles après l’Hausmannisation de la 2e partie du 19e siècle.
L’un des spécialistes en la matière que nous retrouvons à cette occasion se félicite que le jeu vidéo soit entré en scène pour combler cette lacune visuelle. Laurent Turcot écrit : « Ubisoft s’est fait connaître avec Assassin’s Creed et par son intérêt pour une trame historique forte […] le moyens mis en œuvre pour reconstituer le Paris de la Révolution française sont particulièrement impressionnants. La ville est là, on s’y promène, on la vit ». Sur la question de l’exactitude, c’est ontologique en soi. « Il s’agit d’un Paris qui tantôt a les traits de l’époque, tantôt semble imaginé à la manière du 18e siècle » parce qu’on doit mobiliser notre imagination faute d’éléments de certitude. Échelle différente dans une ville où l’on perd sa mesure dans le jeu, le joueur sillonne du Pont-Neuf à la place de Grève en passant par le grouillant Palais Royal où se retrouvaient les Parisiens passionnés de débats, d’idées, mais aussi attirés par les nombreuses prostituées (Photo n°12).
L’élégance du faubourg Saint-Germain contraste avec le cloaque de la Bièvre « parfaitement mise en scène » qui fait imaginer l’extraordinaire pollution qui encrassait les poumons et les organismes des Parisiens (Photo n°13). Architecture et voirie, mais aussi une société en mouvement, la foule, les cabriolets ou les tombereaux, les problèmes de stationnement, les bruits de la ville, ses cris et ses chansons, diversifient la lecture d’un jeu mais la simplifient aussi parfois, en ne montrant par exemple qu’une partition entre les Bourgeois et les mendiants, etc. Le dossier est riche et inépuisable.
On l’aura compris, au-delà des équilibres, au-delà d’une vérité « historique » révélée qui n’existe que dans les esprits qui veulent à leur tour être aveugles d’autres réalités qui les gênent, Assassin’s Creed offre de multiples occasions de faire le lien entre l’élève et l’enseignant. Sur le plan politique où l’affaire se révèlerait plus délicate, voire plus aléatoire, les scènes historiques (Prise de la Bastille, exécutions, etc), ne peuvent évidemment pas être pris au pied de la lettre. De là à dire qu’ils brouillent l’image que doit se faire le public de la Révolution française, il y un monde sur lequel le bon sens se heurte ; entre les aléas d’un scenario voué au commerce international et à la culture mondialisé et les critiques d’une étroite communauté politique ou intellectuelle, on a choisi de maîtriser contre vents et marées toute stigmatisation morale au profit d’un éveil scientifique, aussi infime soit-il, à toute œuvre qui touche de près ou de loin l’histoire
Frédéric Bidouze