« Ce ne fut pas l’influence de ces principes [des Lumières] qui provoqua la Révolution, mais la Révolution qui provoqua leur influence ». Jean-Joseph Mounier, « De l’influence attribuée aux philosophes, aux Francs-maçons et aux illuminés, sur la Révolution française », 1822
Cette phrase, écrite par l’un des tous premiers acteurs de la Révolution française, très longtemps après cet événement considérable qui bouleversa la France et le monde, fait encore plus autorité de nos jours. Elle illustre l’écart considérable qu’il y eut entre la civilisation des Lumières dans le Royaume de France et la crise que le pouvoir monarchique vivait et qui déboucha dans des circonstances complexes à son effondrement. Elle caractérise l’immense frustration de toute une catégorie de penseurs du XVIIIe siècle qui furent confrontés en tant qu’acteurs ou spectateurs, et même parfois détracteurs, au torrent révolutionnaire qui défit la France de fond en comble en quelques semaines, ne reculant devant aucun obstacle, écrivant l’avenir avec exaltation et avec du sang, dans une adversité sans cesse radicale, justifiant toujours davantage la haine et la vengeance. L’exemple de Jean-Joseph Mounier est éloquent pour illustrer cette lassitude, comme tant d’autres de ses confrères, élus au États généraux réunis en mai 1789, auto proclamés Assemblée nationale le 17 juin 1789 et bien décidés à rédiger une constitution à partir du serment du jeu de Paume le 20 juin.
Jean-Joseph Mounier, et la Révolution s’ébranla
Jean-Joseph Mounier (1758-1806), avocat au parlement de Grenoble, prit parti pour la Révolution américaine et ses premières interventions publiques le propulsèrent lors de l’été 1788 comme l’un des chefs du tiers état en lutte contre l’absolutisme monarchique. Partisan du doublement du tiers aux États généraux convoqués en juillet 1788 (pour le mois de mai 1789) ainsi que du vote par tête (aux dépens du vote par ordre qui favorisait les deux ordres privilégiés du clergé et de la noblesse), il lançait des appels pour une constitution libre dans laquelle la noblesse n’aurait aucun rôle dirigeant en tant qu’ordre. Inspirateur du texte lu par l’astronome, membre de l’Académie des Sciences, Jean-Sylvain Bailly (1736-1793) lors de la séance du jeu de Paume immortalisée plus tard par le peintre David, il était à l’apogée de son influence politique (Photo n°1). Rédiger une constitution, installer deux chambres (à l’image du parlement anglais) et ménager un veto absolu à Louis XVI lui paraissaient déjà une immense révolution, digne des avancées philosophiques du siècle. Il fut l’un des animateurs d’un « parti » à l’Assemblée qui se regroupa sous le nom de monarchiens ; acquis aux idées des Lumières, mais effrayés par la marche sanglante des événements à partir de la prise de la Bastille, les monarchiens rompirent avec les patriotes. L’un d’entre eux, ancien associé de Mounier dans la province du Dauphiné que rien d’essentiel ne séparait au départ, Antoine Barnave (1761-1793) prit le parti de poursuivre dans son sillon la violence populaire qui allait crescendo. Le 23 juillet, le nouveau contrôleur général qui venait tout juste de remplacer le très populaire Jacques Necker, Joseph Foulon (1715-1789) fut lynché par la foule ; son gendre, l’intendant de Paris François Berthier de Sauvigny (1737-1789) subit le même sort. Tandis que La Fayette, commandant de la garde nationale et Jean-Sylvain Bailly, nouveau maire de Paris, n’avaient pas osé demander leur libération, Antoine Barnave accorda un blanc-seing vengeur à la foule en s’écriant à l’Assemblée contre des confrères horrifiés : « Le sang qui vient de se répandre était-il donc si pur ? ». Loin d’être anecdotique, cette phrase inaugure l’escalade de justifications politique à des actes de violence que tout séparait des hommes et du cénacle éclairé des salons. La Révolution était née.
Jean-joseph Mounier, comme beaucoup d’autres grands protagonistes modérés de l’année 1789, effrayés par la marche des événements, fut le premier chef du tiers état à prendre la route de l’émigration au mois de mai 1790 dans l’impopularité la plus totale.
L’abolition des privilèges, un vœu des Lumières ?
La Révolution française ressort ainsi comme un événement qui fractura les sociétés de pensée des hommes et des femmes confrontés à une actualité fulgurante. Face aux conséquences de la prise en main juridique du tiers état des destinées du royaume, contre l’avis du Roi et de la Cour, les idées qui avaient nourri les espoirs de plusieurs générations du siècle se métamorphosaient, comme succédanés toujours plus exigeants. La nuit du 4 août, qui abolit les privilèges, devenue hautement symbolique de l’entrée de la France dans la modernité après des siècles de féodalité, était-elle si brutalement évidente ? Les contemporains protagonistes de cette nuit, adeptes des Lumières avaient-ils prévu que ces dernières avanceraient furieusement ? Sûrement pas ; toutes les révolutions sont filles de l’urgence et de l’imprévu (Photo n°2).
Le mois de juillet est dans le royaume un mois d’anarchie et d’immenses espoirs de changements. Les refus d’impôts, les violences des paysans contre les seigneurs et même des bourgeois, ce qu’on appelle la Grande Peur, menacent les propriétés et la sûreté personnelle ; ces dangers populaires forcent les députés qui ont toutes les difficultés à se faire accepter par le roi Louis XVI, à prendre des décisions sur lesquelles on ne pourra pas revenir.
Le contexte de cette nuit est avant tout l’urgence de ramener le calme ; et le calme, c’est accomplir les promesses d’une misère sociale, très loin des principes des Lumières, mais suffisamment proches aussi pour désamorcer la crise. Soit on rétablit l’ordre par la force mais c’était rompre le front du 14 juillet qui avait fait céder Louis XVI devant l’Assemblée nationale et donc se mettre à sa merci. Soit on pouvait éteindre le feu des campagnes en allant plus vite et plus loin contre les privilèges de la noblesse et du clergé et notamment sur leur expropriation. L’égalité fiscale ne suffisait pas, ni même l’abandon des servitudes personnelles.
Le dilemme a été tranché de manière très brutale car la majorité inclinait au départ pour la fermeté. C’est finalement une centaine de députés qui arrache le vote de la majorité et leurs discours (afin de préserver l’alliance politique) parlent au nom de l’esprit des Lumières. Le vicomte de Noailles (1756-1804), cadet de famille pauvre et héros de la guerre d’indépendance en Amérique, se fait l’interprète de l’immense plainte populaire :
« Les communautés ont fait des demandes. Qu’ont-elles demandé ? Que les droits d’aides fussent supprimés […] que les droits seigneuriaux fussent allégés ou échangés. Ces communautés voient, depuis plus de trois mois, leurs représentants s’occuper de ce que nous appelons et de ce qui est en effet la chose publique ; mais la chose publique leur paraît surtout la chose qu’elles désirent, et qu’elles souhaitent ardemment obtenir ».
Mais on va jusqu’à justifier la violence paysanne avec le duc d’Aiguillon (1761-1800), pair de France et plus grosse fortune du royaume après le roi :
« Le peuple cherche à secouer enfin un joug qui depuis tant de siècles pèse sur sa tête ; et il faut l’avouer, messieurs, cette insurrection, quoique coupable, car toute agression violente l’est, peut trouver son excuse dans les vexations dont il est la victime ».
A cette exaltation de libération sociale très risquée, s’ajoutait un calcul politique et économique que les physiocrates éclairés du siècle avaient tant voulu mettre en place : reconvertir le vieux droit féodal en bon argent bourgeois et maintenir l’intérêt tant que le capital n’était pas racheté. Les nobles sauvaient l’essentiel et les propriétaires du tiers gagnaient tout à l’égalisation de la terre noble et de la terre bourgeoise. Mais c’est là que la magie du renouveau s’empare de l’Assemblée, forme la légende aussi, c’est à qui viendra le plus vite abandonner à la tribune les privilèges de l’ancien monde (chasse, colombier, dîmes, toutes sortes de privilèges provinciaux). A trois heures du matin, on associe Louis XVI à cette œuvre de démolition « restaurateur des libertés françaises ».
Le journaliste Jean-Paul Marat (1743-1793) ironise dans « l’Ami du peuple » (21-22 septembre) sur cette générosité de ces hommes riches et éclairés qui ne devaient pas reprendre la main avant plusieurs années:
« Si c’est la bienfaisance qui dictait ces sacrifices, il faut convenir qu’elle a attendu un peu tard à élever la voix. Quoi ! C’est à la lueur des flammes de leurs châteaux incendiés qu’ils ont la grandeur d’âme de renoncer au privilège de tenir dans les fers des hommes qui ont recouvré leur liberté les armes à la main… ».
Entre les Lumières des salons de l’Ancien Régime et une grande partie du peuple, le divorce était déjà consommé, d’un mariage qui n’était que blanc.
Les droits de l’homme en dépit de tout (26 août 1789)
Il est un deuxième acte fondateur de la Révolution française qui fut encore plus emblématique de la philosophie des Lumières transmutée par une fulgurance étonnante : la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Tandis que la déclaration américaine avait consacré Montesquieu deux ans auparavant (17 septembre 1787) dans un compromis très souple qui fonctionne encore de nos jours, la déclaration française allait relever autant de Montesquieu que de Rousseau dans une atmosphère d’abstraction à vocation universelle.
Cette Déclaration exprime à la fois l’esprit du XVIIIe siècle, celui de sa philosophie pourtant très diverse (il n’y a rien de plus étranger que la théorie de la séparation des pouvoirs de Montesquieu que celle de la volonté générale affirmée par Rousseau) et pose en même temps les fondements d’une civilisation nouvelle, encore virtuelle et surtout à construire. Chaque article est une condamnation des institutions et des pratiques de l’Ancien Régime (Photo n°3).
Certains constituants avaient conscience que le risque était grand de mettre en place la puissance illimitée de la volonté, l’efficacité de la raison, l’essence même de la Révolution française (les historiens parlent aussi de « régénération »), au service d’une société encore marquée par la féodalité ; bref d’instaurer des droits sans qu’ils ne soient en harmonie avec l’état social. La décision de rédiger une déclaration des droits de l’homme relevait de deux nécessités : la première mue par les événements populaires des mois de juillet-août exigeant des décisions en rapport avec les cahiers de doléances qui en traçaient les linéaments ; la seconde était de rédiger une constitution, les députés devant s’accorder sur le principe d’affirmer l’idéale liberté humaine comme la mesure suprême de la valeur des sociétés. Le 9 juillet, Jean-Joseph Mounier déclarait que pour que la constitution soit bonne il fallait « connaître les droits que la justice naturelle accorde à tous les individus […] que chaque article de la constitution puisse être la conséquence d’un principe ».
La démesure des ambitions de la déclaration pour en finir avec le passé
Lors du débat, les députés majoritaires étaient favorables à l’énonciation solennelle de vérités simples, évidentes et incontestables ; ils différaient notamment sur l’opportunité de le faire avant ou après la constitution. Honoré Gabriel Riqueti comte de Mirabeau (1749-1791), grand leader des événements, dans son discours du 18 août craignait notamment qu’ils ne fussent trop abstraits et généraux, entendait mesurer le trop d’enthousiasme.
La plupart voyaient dans une déclaration l’occasion d’éviter les errements et les abus du passé comme Guy Jean-Baptiste Target (1733-1806) :
« Si nos ancêtres eussent fait ce que nous allons faire s’ils eussent été instruits comme nous le sommes, si des articles positifs eussent opposé des barrières insurmontables au despotisme, nous n’en serions pas où nous en sommes. C’est en gravant sur l’airain la déclaration des droits de l’homme que nous devons faire cesser les vices de notre gouvernement, et en préserver la postérité ».
Cette dissociation entre les droits naturels et la forme de gouvernement entraînait une analyse simple des abus du passé, imputables à l’ignorance du peuple et favorisés par des actes tyranniques (exemple des lettres de cachet) ; elle se doublait d’une volonté de donner un modèle à l’univers selon l’expression du député Mathieu de Montmorency (1766-1826).
Dès le 4 août, l’Assemblée avait majoritairement opté pour cette abstraction risquée en votant par 570 voix contre 433 le rejet du mot devoir.
Les arguments « éclairés » du non à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
L’argumentation du député de Riom Pierre Victor Malouet (1740-1814), chef du parti monarchien, apparaît la plus complète (Photo n°4). Il axait son opinion sur l’exemple américain tout d’abord. Selon lui « la société américaine nouvellement formée était composée en totalité de propriétaires déjà accoutumés à l’égalité, étrangers au luxe, connaissant à peine le joug des impôts, des préjugés, n’ayant trouvé sur la terre aucune trace de féodalité ». Il poursuivait en déclarant que de « tels hommes étaient sans doute préparés à recevoir la liberté dans toute son énergie, car leurs goûts, leurs mœurs, leur position les appelaient à la démocratie ». Mais tel n’était pas le cas des Français, qui ont pour concitoyens « une multitude immense d’hommes sans propriétés, qui attendent toute chose, leurs subsistances d’un travail assuré, d’une police exacte, d’une protection continue, qui s’irritent quelque fois, non sans de justes motifs, du spectacle du luxe et de l’opulence ».
« Opérons tous ces biens, Messieurs, ou commençons au moins à les opérer avant de prononcer d’une manière absolue aux hommes souffrants, aux hommes dépourvus de lumière et de moyens, qu’ils sont égaux en droits aux plus puissants, aux plus fortunés ».
Une forte proportion de députés avait une réelle conscience de ce qu’était le peuple et que s’il relevait le danger d’une reconnaissance de droits illimités ce n’était pas uniquement pour maintenir la domination des puissants, mais plutôt pour prévenir les risques d’anarchie et surtout pour ne pas décevoir le peuple, c’est-à-dire la majorité de la population. Mais s’ils ne furent pas entendus, c’est autant par des divergences de vues que par la force des choses qui depuis les débuts de la Révolution avaient conduit l’Assemblée à légiférer pour survivre, à surenchérir les Lumières et leur exaltation pour mieux forcer un destin que les députés avaient arraché au Roi, à la Cour et à l’Église.
Finalement la déclaration engageait à la fois des principes novateurs par l’égalité civile et politique, par la souveraineté nationale, par l’instauration d’une société au service des droits individuels de ses membres ; elle avait l’odeur de la démocratie, la forme de la démocratie mais n’instaurait pas comme principe celui de la démocratie représentative ; la constitution de 1791 n’accordera le suffrage (censitaire) qu’à une frange de la population masculine, bien plus réduite d’ailleurs qu’elle ne l’était au cours des élections aux Etats généraux de 1789.
Les Lumières sont universelle et la Révolution bien française
Les Lumières et la Révolution française, la Révolution française et les Lumières, des relations contradictoires qui sont au cœur de cette chimère qui consiste à chercher les origines de 89. Y réfléchir permet de prendre de la distance entre les idées et les faits d’une Révolution qui n’autorisera plus aucun recul pour sans cesse demander davantage. Écoutons un autre enthousiaste de la Révolution et très tôt déçu, le brillant journaliste suisse Jacques Mallet du Pan (1749-1800) qui répond aux contre-révolutionnaires qui voyaient dans la philosophie des Lumières, la cause de la Révolution :
« A entendre une foule de déclamateurs et d’ignorants qui prétendent nous expliquer les causes de la Révolution, elle résulta d’une conspiration universelle des gens de lettres et des savants contre le trône et l’autel. Ils ont raison, sans aucun doute, dans leur sens ; car à leurs yeux, quiconque demande que l’empire des lois soit supérieur à celui d’un ministre ou d’un lieutenant de police, est un rebelle et un jacobin. C’est avec la même sagacité qu’ils déclarent athée, celui qui écrit contre les jésuites, ou qui se moque de la légende ».
Frédéric Bidouze