« Ce sera toujours un souvenir affligeant pour les amis de la liberté et de la philosophie, que celui des persécutions qu’éprouva Condorcet. Ils regretteront sans cesse que cet ardent défenseur des droits sacrés de l’humanité n’ait pas échappé aux proscriptions du vandalisme et de la tyrannie », Nicolas-Toussaint Des Essarts, « Procès fameux jugés avant et après la Révolution », 1795.
Jean-Antoine Nicolas Caritat, marquis de Condorcet (Photo n°1) fut retrouvé mort dans sa cellule le 29 mars 1794, cellule dans laquelle l’avaient jeté les Montagnards des Comités après avoir triomphé de son « parti », celui des Girondins. Mathématicien, économiste et philosophe, Condorcet est l’intellectuel qui s’engagea avec le plus d’autorité et de lumières dans la Révolution jusqu’à ses heures les plus sombres, celles de la Terreur et du régime d’exception. Il est aux antipodes des premiers grands leaders et orateurs de la Révolution. Timide, chaste et vertueux, il ne connaît avant le grand ébranlement que le combat des mots et des idées. Il a déjà beaucoup œuvré avant 1789 au service des Lumières, tirant à boulets rouges contre toutes les formes d’injustice, d’intolérance et de fanatisme. A-t-il déjà un pied dans le XXe siècle ? Certains de ses biographes auraient tendance à le penser, tellement il a engagé de combats qui ne sont pas tous, ceux du XVIIIe siècle : égalité entre les hommes, égalité des sexes, condamnation de l’esclavage, liberté du choix sexuel, droits de l’accusé, abolition de la peine de mort, droits des enfants, et même droit des animaux, … Condorcet apparaît comme l’archétype de l’homme bon et naïf aussi dans sa passion intellectuelle, mais capable d’une haine féroce contre ceux qui incarnent le conservatisme et le maintien des privilèges. L’équation de sa vie est celle des intellectuels qui ont œuvré pour la Révolution sans être des révolutionnaires, de ceux qui ont confronté leur finesse et leur talent à la rugueuse réalité du terrain politique, de ceux enfin que leurs idées ont converti au sectarisme, enfant illégitime des Lumières.
Un philosophe né trop tard ou trop tôt ?
Loin de se cantonner aux mathématiques comme la plupart de ses confrères, Condorcet déploient ses talents intellectuels dans tous les domaines, utilisant tous les genres d’expression, de l’essai au pamphlet, acceptant avec fougue la polémique et s’engageant totalement dans les moindres joutes verbales. Julie de Lespinasse (1732-1776) décrit très bien cette ubiquité intellectuelle : « Parlez-lui philosophie, belles-lettres, sciences, arts, gouvernement, jurisprudence, et, quand vous l’aurez écouté, vous direz cent fois par jour que c’est l’homme le plus étonnant que vous ayez entendu ». Pris sous l’aile affectueuse de de jean Le Rond Alembert (1717-1783), lui aussi mathématicien, il devient naturellement rédacteur au sein de la nouvelle équipe de l’ »Encyclopédie » des années 1776-1777 et incarne à lui seul l’esprit des Lumières dans les années 1780. Sa rencontre avec Voltaire, qui mène un combat médiatique en faveur de la tolérance religieuse et d’une réforme de la législation criminelle, est déterminante. Après la mort du grand militant en 1778, il devient le héraut des grandes causes qui mettent à mal la justice d’Ancien régime et poussent la monarchie à des concessions éclairés. La réhabilitation de Calas (1765), ce père protestant accusé d’avoir assassiné son fils qui voulait se convertir au catholicisme, exécuté en 1762 ; la réhabilitation du commandant Thomas-Arthur Lally-Tolendal (1702-1766), condamné à mort et exécuté en 1766 pour avoir trahi son pays en perdant contre les Anglais aux Indes font partie de cet attachement viscéral à cette opposition qu’il mène contre les parlements. Dans l’affaire Lally-Tollendal, il prête sa plume au combat pour une réhabilitation qui fit grand bruit en 1778 car elle mettait la monarchie du côté du parti philosophique contre les magistrats qui ne voulaient pas revenir sur une affaire de raison d’Etat. Dans l’affaire dite des « Trois roués », il soutint jusqu’au bout son ami l’avocat Jean-Baptiste Mercier Dupaty (1746-1788) qui milita avec succès pour innocenter trois paysans accusés de vol avec violence sur un couple au milieu des années 1780.
Dans le domaine politique, Condorcet se frotta très tôt à la réalité du pouvoir puisqu’il entra au service du grand ministre Anne Robert Jacques Turgot (Photo n°2) comme inspecteur des monnaies en 1775. Turgot comptait sur lui pour ses éclairages mais surtout pour réaliser l’immense tâche qu’accomplira finalement la Révolution : celle de l’unification des poids et mesures. Mais son premier combat politique, il le mena et le perdit dans le domaine crucial de l’économie. En établissant la liberté du commerce des grains et des farines à l’intérieur du royaume (13 septembre 1774), Turgot provoqua une crise sans précédent dans une conjoncture qui lui fut défavorable. Il voulut abolir les corvées et les remplacer par un impôt, alourdissant les charges des paysans tout en brisant l’un des fondements de la société féodale. Condorcet avait écrit en effet que les droits féodaux étaient illégitimes, qu’ils étaient des « servitudes contraires aux droits des hommes ». La chute de Turgot en mai 1776 fut aussi celle de Condorcet, cruelle parce qu’elle marquait l’échec libéral des Lumières face aux cabales politiques parlementaires et aux rivalités ministérielles. La Révolution allait être l’occasion d’œuvrer directement au service de ses idées mais dans un contexte où l’autorité royale serait amoindrie par un régime d’assemblée bien plus incertain.
L’arithmétique politique à l’Académie française
Le 21 janvier 1782, Condorcet est élu à l’Académie française dans un contexte houleux qui montre à quel point cette institution était devenue à la veille de la Révolution, le jardin du parti philosophique. Grâce au soutien de son vieil ami d’Alembert, secrétaire perpétuel, il battit l’astronome Sylvain Bailly (1736-1793) et fait taire tous ses détracteurs. Malgré son manque flagrant d’éloquence et sa piètre qualité d’orateur, il fait un discours qui sonne comme un programme en faveur de l’humanité entière. Il y développe la notion de progrès indéfini de l’esprit humain : « la vérité a vaincu, s’exclame-t-il ; le genre humain est sauvé ! Chaque siècle ajoutera de nouvelles lumières à celle du siècle qui l’aura précédé ; et ces progrès que rien ne peut désormais arrêter ni suspendre, n’auront d’autres bornes que celles de la durée de l’univers ». A contre-courant de ceux qui pensaient qu’avec le temps s’aggravait la corruption de la nature humaine, il choquait encore davantage en avançant ce qu’il mettra en pratique durant la Révolution : l’application des sciences exactes au bonheur des hommes. Il mettait les sciences morales (ce que nous appelons les sciences sociales) au même rang que les sciences expérimentales pour ériger les statistiques et le calcul des probabilités en mode de gouvernement des hommes. Bâtir une science de l’homme comme une science appliquée défiait non seulement le christianisme mais désacralisait l’homme dans le sens où tout ce qu’on pouvait imaginer de son habitus politique et social émanait d’un exercice rationnel et non organique ou providentiel. Sa conviction que la peine de mort était absolument injuste ressortissait par exemple de l’idée qu’elle avait pour origine la volonté du juge tandis qu’on ne pouvait pas avoir la certitude absolue de ne pas condamner un innocent. Il écrit en 1785 au roi de Prusse Frédéric II (roi de 1746 à 1796), habitué à se servir des philosophes comme des paravents médiatiques, qu’ « on ne peut sans injustice rendre volontairement irréparable l’erreur à laquelle on est nécessairement et involontairement exposé ». Condorcet est partout « en avance » et sur le droit des femmes aussi sa réflexion dépasse l’entendement de l’écrasante majorité. Selon lui, la loi ne devrait exclure les femmes d’aucune place et comme dans bien des domaines, il prône l’éducation comme meilleur cheval de Troie révolutionnaire.
A l’heure de la crise financière qui ébranla la monarchie absolue de Louis XVI et de l’inouï enchaînement des événements à partir des États généraux de mai 1789, Condorcet se trouve face à un défi incommensurable, celui de s’engager dans la mêlée des ambitions et de la démagogie politiques révolutionnaires tout en conciliant ses convictions les plus profondes : démocratie, libertés et droits individuels. Son échec sera complet mais passionnant par ses enseignements.
Un Républicain laïc avant l’heure
« Il n’y a qu’un esclave qui puisse dire qu’il préfère la royauté à une République bien constituée, où les hommes seraient vraiment libres et où, jouissant de bonnes lois, de tous les droits qu’ils tiennent de la nature, ils seraient encore à l’abri de toutes les oppressions étrangères »
Voici ce qu’écrivait Condorcet dès 1789, montrant à quel point l’homme des Lumières liait fortement ses projets à l’influence américaine en vertu de son amitié intellectuelle avec Thomas Paine (photo n°3, 1737-1809) chantre des droits de l’Homme et de l’indépendance américaine en 1776, futur député de la Convention nationale en 1792. La France pouvait difficilement concilier la monarchie, l’aristocratie et les droits de l’homme ; la République pouvait être la synthèse qui permettrait aux projets du mathématicien de connaître leur plein épanouissement. En attendant, lorsque les élections aux Etats généraux ont lieu, Condorcet ne parvient pas à se faire élire ; il assiste avec impuissance à l’inexorable enchaînement des événements qui transforment les Etats en Assemblée nationale (17 juin) et le mouvement juridique en mouvement populaire avec la prise de la Bastille le 14 juillet. Le philosophe est frustré mais poursuit ses travaux académiques. Chose un peu désopilante, les journées des 15 au 18 juillet il participe aux séances de l’Académie tandis que son confrère Sylvain Bailly est à la fois président de l’Assemblée puis maire de Paris. Il demeure un spectateur critique en s’inquiétant peu à peu de la tournure des événements qui font de Louis XVI à partir du mois d’octobre 1789 un roi prisonnier aux Tuileries et impuissant politiquement. Condorcet a beau se positionner dans la plupart des domaines, souvent en accord avec la précision chirurgicale de ses analyses tant financières que constitutionnelles ou sociales, il ne peut que constater les dégâts d’une arène qui s’enflamme :
« Beaucoup de gens voudraient faire un peu de bien. Je me joins à eux de toutes mes forces. Mais ce bien ne peut se faire qu’en rétablissant l’ordre et la paix. L’ouvrage est difficile. Nous avons à combattre les enragés absurdes, des écervelés, de petits ambitieux qui ont l’air de jouer une conspiration dans la grande tragédie des collèges, des fripons et je ne sais si nous nous en tirerons ».
Condorcet ne comprend pas, comme tant d’autres réformateurs éclairés qui vont très vite quitter le navire, que la Révolution dépasse largement le cadre de la mise en place de tous ses projets, qu’elle dévaste tout sur son passage en exigeant toujours un coût humain sans cesse plus important. Membre de la municipalité de Paris et au faite des débats sur le suffrage électoral qui à son grand regret sera censitaire puis des questions financières et religieuses, Condorcet est convaincu que l’horizon se dégage enfin. La fuite du roi le 21 juin 1791 est l’occasion pour lui d’exiger que la liberté française se conjugue avec le mot de République. Les élections à l’assemblée législative en septembre 1791 font de lui un député qui se rallie très vite au parti dit de la Gironde. Très vite, il s’attèle aux tâches qu’il avait entamées sous l’Ancien Régime auprès notamment de Turgot : système métrique, système éducatif sont deux domaines dans lequel son goût pour le rationnel fera merveille. A l’aristocratie du sang, il substitue une aristocratie des savants et des talents. Mais il rédige aussi un projet de constitution qui ne sera pas adopté. Lorsque le sort de Louis XVI est scellé le 10 août 1792 et que la République est proclamée le 21 septembre il devient député de la Convention nationale.
Les Lumières sacrifiées sur l’autel des partis
Rarement, un homme de lettres aura bravé à ce point les dangers de la politique. Condorcet, homme politique est attaqué sur sa gauche par le parti des Montagnards toujours plus exigeant en vigilance révolutionnaire, autant intérieure qu’extérieure. Maximilien Robespierre (1755-1794) veut sa tête et ceux de ses collègues de la Gironde. Malade, lors d’une des attaques les plus virulentes à son encontre, Condorcet est défendu par son ami le chef des Girondins, Jacques Brissot (Photo n°4, 1754-1793). Ce dernier fait l’éloge du philosophe pour mieux défendre le politique à l’Assemblée le 27 avril 1792:
« Détracteurs de ce grand citoyen, où sont donc vos titres pour le déchirer avec tant d’audace ? […] Où sont vos services rendus à la patrie, à la liberté, à la philosophie ? Pouvez-vous citer, comme lui, tant d’assauts que pendant plus de trente ans il a livrés, avec Voltaire, d’Alembert, Diderot, à la superstition, au fanatisme, au despotisme parlementaire et ministériel… ? Vous déchirez Condorcet lorsque sa vie révolutionnaire n’est qu’une suite de sacrifices pour le peuple. Philosophe, il s’est fait politique ; académicien, il s’est fait journaliste ; noble, il s’est fait jacobin… ».
Condorcet sait aussi se défendre et s’attaque directement à Robespierre en même temps qu’il prouve aussi par son discours l’incompatibilité entre le combat politique et la philosophie. Dans la Chronique de Paris du 26 avril 1792, il écrit :
« Deux classes d’hommes menacent notre liberté : L’une est celle des gens qui ont besoin de gouverner, d’intriguer et de s’enrichir ; l’autre, celle des gens qui ont besoin de se faire acheter. Les un se chargent d’ameuter les riches, les autres d’agiter le peuple […] Tous s’accordent à calomnier, à dénoncer les mêmes amis de la liberté […] Agents des mêmes chefs payés du même trésor, trahissant également ».
Dur constat d’impuissance que cette accusation rhétorique sans preuve mais si corrélée à la politique en tant de guerre et de changement de régime où toutes les assises sociales sont ébranlées. Condorcet est comme un bateau ivre d’idées dans un monde où les vociférations sont reines et la surenchère permanente. Autant il pouvait lui-même être audacieux et sectaire sous la monarchie absolue, autant à partir de la guerre déclarée en avril 1792 et de la République, il redevient un homme pour les autres loups. Toutefois, au lendemain de la chute des Girondins (2 mai 1793) qui occasionna sa fuite durant neuf mois, caché dans Paris, il a réfléchit aux paradoxes vécus depuis quatre années entre les Lumières et la Révolution en rédigeant L’ « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’Esprit humain ».
Condorcet ou comment penser la Révolution et la démocratie ?
Dans cette œuvre, il révèle en même temps qu’il définit les convictions d’un philosophe proscrit par les luttes de factions ; son but est de montrer que « par le raisonnement et par les faits [qu’] il n’a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ; que la perfection de l’homme est réellement indéfinie ; que les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendante de toute puissance qui voudrait les arrêter, n’ont d’autre terme que la durée du globe où elle nous a jetés ». Il avait par ailleurs tenté de définir le difficile axiome de du sens du mot révolutionnaire en juin 1793. Selon lui, « un esprit révolutionnaire était un esprit propre à produire, à diriger une révolution faite pour la liberté » ; une loi révolutionnaire était une « loi qui a pour objet de maintenir cette révolution et d’en accélérer la marche ». Pourtant, cette définition seyait très mal aux respects des droits de l’homme et au maintien de la liberté. Sachant que les révolutionnaires français avaient, à la différence des Anglais, banni les lois anciennes de leurs codes en établissant leurs règles selon la seule raison et la seule nature, le risque était grand de mener à une catastrophe. Cette catastrophe qui engloutit en même temps Condorcet puis ses adversaires Montagnards, procédait d’un paradoxe dangereux assumée par le philosophe :
« Toute action, même indifférente, qui augmente ce danger [de contre-révolution], peut devenir l’objet d’une loi répressive, et toute loi qui tende à le prévenir peut légitimement être exigée par des citoyens ».
Condorcet ne put donc pas éviter l’écueil suprême des lois d’exception pour les prétendus ennemis du pacte social qui avait été imposé par la Révolution à partir du mois de l’été 1789 ; il assuma aussi toutes les restrictions de la liberté de la presse, des prix, des denrées, de circulation, etc afin de faire en sorte que les lois révolutionnaires soient édictées pour « accélérer le moment où nous cesserons d’avoir le besoin d’en faire ». Tous les efforts de Condorcet avaient pour objectif de limiter le pouvoir révolutionnaire pour mettre la philosophie à l’abri des passions et des partis. En cela, il a échoué sur toute la ligne et sa foi intellectuelle qu’il a mise au service de la Révolution aura à la fois creusé sa tombe et justifié l’action de ses bourreaux.
La mort suspecte du philosophe (empoisonnement ou mort naturelle) aura évité à la République dit l’historien Jules Michelet « la honte du parricide », oubliant un peu vite aussi que l’engagement d’un intellectuel ne l’affranchit jamais de la responsabilité de ses actions quand il s’y aventure.
Frédéric Bidouze