« Pour moi, soit que vous me considériez comme un citoyen usant de droit de pétition, soit que, laissant un libre essor à ma reconnaissance, vous permettiez à un vieil ami de la liberté de vous rendre ce qu’il vous doit pour la protection dont vous l’avez honoré, je vous supplie de ne point repousser des vérités utiles. J’ose depuis longtemps parler aux rois de leurs devoirs ; souffrez qu’aujourd’hui que je parle au peuple de ses erreurs, et à ses représentants des dangers qui nous menacent. Je suis, je vous l’avoue, profondément attristé des crimes qui couvrent de deuil cet empire. Serait-il donc vrai qu’il fallût me rappeler avec effroi que je suis un de ceux qui, en éprouvant une indignation généreuse contre le pouvoir arbitraire, ont peut-être donné des armes à la licence ? », Lettre de l’abbé Raynal adressée à l’Assemblée nationale constituante le 31 mai 1791.
L’appel du vieil abbé Guillaume-Thomas François Raynal (Photo n°1) sonne comme un rappel à l’ordre aux révolutionnaires venu du fond des Lumières par l’un de ses plus grands représentants. Contemporain des Voltaire, Diderot, d’Alembert, Rousseau mais toujours vivant lors de l’ébranlement révolutionnaire, ce grand penseur et philosophe, modèle des modèles de la Raison, aura eu le loisir et le malheur d’assister à l’accomplissement politique de nombre de ses vœux.
L’auteur de l’un des plus importants « best-sellers » des Lumières
L’abbé Raynal publia anonymement en 1770 ce qui demeure comme son ouvrage majeur en dix volumes intitulé l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes. On sait que d’autres philosophes y contribuèrent parmi lesquels, Denis Diderot (1713-1784) ou le baron d’Holbach (1723-1789), et que l’ouvrage fut une véritable entreprise éditoriale à l’image de la fameuse Encyclopédie (1751). L’Histoire philosophique comme on l’appela à l’époque décrivait l’histoire du colonialisme et du grand négoce international en même temps qu’elle constituait une critique politique et philosophique féroce. Dans cet ouvrage, ce prêtre devenu un grand écrivain, Directeur du Mercure de France et membre de l’Académie royale des Sciences et de lettres de Berlin, ne perd pas une ligne pour dénoncer le despotisme ainsi que les religions. S’il n’est ni antichrétien, ni athée, il croit que la philosophie « devrait tenir lieu de divinité sur terre » ; il exhorte les peuples à bannir les livres qu’il qualifie de « pernicieux » et qui sont pour la plupart « l’ouvrage des prêtres et de leurs disciples ». Pour l’abbé Raynal, le meilleur gouvernement est celui qui équilibre les pouvoirs, à l’anglaise, et dans ce cadre son œuvre prend rang auprès des livres qui ont inspiré, comme l’Esprit des Lois (1748) de Montesquieu (1689-1755) ou le Contrat social (1762) de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), les révolutions américaine et française.
Tout au long des événements de la révolution américaine, Raynal assiste à la confirmation de son œuvre et les pères de l’Indépendance viennent le consulter : Thomas Jefferson (1743-1826), John Adams (1735-1826) et Benjamin Franklin (1706-1790). C’est l’un des textes fondateurs de l’esprit de tolérance, de liberté, de justice et de raison qu’incarnent d’une manière très générale « les Lumières » avec néanmoins une particularité qui fera de lui un héros au cœur même des heures les plus radicales de la Révolution française. En effet, l’Histoire des deux Indes, en analysant la vie économique des diverses parties du monde sans que son auteur ne s’y soit d’ailleurs déplacé, pose précocement la question de l’utilité du colonialisme. A la suite des ouvrages de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle qui décrivaient le bon sauvage en critiquant en retour l’homme du monde chrétien et civilisé, Raynal est par principe hostile à l’inégalité des races. Il rêve d’un peuple unique, d’une fusion des races en quelque sorte car le développement que proposent les peuples civilisés n’engendre que violences et injustices. Ajoutés à la concurrence que se livrent les rois sur les nouveaux continents et en particulier les Indes, exploitations, déprédations, crimes sont le lot quotidien de ce qu’on appelle aujourd’hui le premier colonialisme. Raynal fut donc le premier anticolonialiste français pour qui la découverte des autres continents et leur exploitation incarnent « le mal ». Il écrivait entre autre contre l’esclavage :
« L’homme n’a pas le droit de se vendre, parce qu’il n’a pas celui d’accéder à tout ce qu’un maître injuste, violent, dépravé pourrait exiger de lui. Il appartient à son premier maître, Dieu, dont il n’est jamais affranchi »
L’abbé Raynal noircissait des lignes qui appelaient à l’émancipation des esclaves mais sonnaient comme un vibrant appel à la libération commune de tous :
« A vrai dire, il est bien inutile de se demander si la liberté est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun être en servitude sans lui faire tort : il n’y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l’injustice. La liberté est donc naturelle ; c’est pourquoi à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre ».
D’aucuns commentent souvent comme prophétique son expression de « Spartacus noir », annonçant Toussaint Louverture (Photo n°2, Portrait de Toussaint Louverture, 1743-1803, par Alexandre-François de Girardin,), esclave affranchi, chef de l’insurrection de Saint-Domingue en 1791 :
« Alors, où est-il ce Spartacus nouveau, qui ne trouvera point de Crassus ? […] En attendant cette révolution, les nègres gémissent sous le joug des travaux, dont la peinture ne peut que nous intéresser de plus en plus à leur destinée »
Ces mots qui peuvent résonner si fort au XXIe siècle sont devenus une référence majeure au milieu de centaines d’ouvrages qui n’eurent pas néanmoins le même écho. Le livre fut réédité (et augmenté) une trentaine de fois en vingt ans rien qu’en France ! A posteriori, l’Histoire des deux Indes a permis à son auteur d’être l’un des pères de la révolution française pour ses contemporains et pour la postérité.
Un accueil enthousiaste mais très controversé jusqu’en 1789
Ce succès de librairie accorde un immense crédit à l’idée que le public se passionnait pour de tels ouvrages qui portaient aussi haut et de manière aussi impertinente les idées de liberté et de justice. Parmi les témoignages les plus crédibles sur le succès commercial, celui par exemple d’un négociant de Nantes en 1782, J. Barre, qui ne tarit pas d’éloges :
« Cet ouvrage a été reçu du public avec enthousiasme. L’auteur a du génie, des connaissances vraies, et un cœur honnête. Il peint vivement, et, en lisant ses productions on se sent enflammé. Il a emporté une très grande part du bandeau fatal qui couvre les yeux du genre humain et lui empêche d’apercevoir la vérité ».
Chez les pourfendeurs de l’absolutisme monarchique aussi divers qu’ils étaient, les propos de l’abbé Raynal sont très bien reçus : ils attaquent les systèmes de gouvernement existants ainsi que l’obscurantisme des religions. Et les autorités royales, ecclésiastiques et judiciaires rendent parfaitement compte du danger. Dans un long réquisitoire de 1781 après lequel un arrêt condamne l’ouvrage à être lacéré et brûlé, Antoine-Louis Séguier (1726-1792), avocat général au parlement de Paris et membre de l’Académie française moque l’utopie du bonheur prôné par les Lumières (Photo n°4, portrait d’Antoine-Louis Séguier):
« On est tenté de croire, dans ces différentes excursions, qu’il [l’auteur] va scruter la nature et les causes de nos préjugés pour les combattre, la force et le danger de l’opinion pour mieux l’apprécier et la renfermer dans des bornes légitimes, le degré d’influence qu’elle doit avoir sur les mœurs pour les régénérer ; en un mot, qu’il va présenter une idée juste et solide du véritable bonheur, et tracer la route qui doit y conduire. Ce projet, s’il était exécuté, mériterait sans doute tous nos éloges ; […] Mais le système qu’il veut accréditer, est éloigné d’un but aussi raisonnable. Semblable à ces bâtiments commencés, dont le frontispice modeste attire les regards des voyageurs, et qui n’offrent au-dedans qu’un amas confus de matériaux abandonnés, vil repaire des reptiles les plus venimeux, cet ouvrage, sous des apparences honnêtes, ne renferme que les principes les plus opposés au bonheur même que l’auteur semble promettre à l’humanité ».
Si la magistrature, garante des lois, du roi et de la religion condamnait logiquement l’ouvrage pour « impiété, audace, irréligion, mépris des souverains et esprit d’indépendance », qu’en pensaient certains membres de la critique éclairée ? Ils jugeaient sévèrement l’ouvrage, accusé d’être d’un esprit très général et pétri de contradictions. Le contrôleur général Robert Jacques Turgot (1727-1781), rédacteur de l’Encyclopédie et économiste renommé, écrit à l’abbé Morellet (1727-1819) une opinion assez juste de cet ensemble :
« Il est tantôt rigoriste […], tantôt immoral […], tantôt enthousiaste de vertus douces et tendres, tantôt de la débauche, tantôt du courage féroce ; traitant de l’esclavage d’abominable, et voulant des esclaves ; déraisonnant en physique, déraisonnant en métaphysique, et souvent en politique ; il ne résulte rien de son livre, sinon que l’auteur est un homme de beaucoup d’esprit, très instruit, mais qui n’a aucune idée arrêtée, et qui se laisse emporter par l’enthousiasme d’un jeune rhéteur […] il est aussi incohérent dans ses idées, et aussi étranger au système de l’homme ».
L’anglais devenu américain Thomas Paine (1837-1809), partisan de l’Indépendance et futur député de la Convention durant la révolution française, lui adressa une lettre sévère en 1781 rendue célèbre, publiée dans le monde entier, qui déplore son manque de scrupules en tant qu’historien :
« Il précipite sa narration en homme qui brûle d’être débarrassé d’une tâche fastidieuse ; on sent qu’il lui tarde de s’exercer dans le champ plus vaste de l’éloquence et de l’imagination ».
Cet agrégat d’idées et ces incohérences ont justement fait que durant la Révolution française, de très nombreuses tendances successives s’y soient reconnues. On trouvera dans Raynal une modernité qui va de l’indépendance de l’État vis-à-vis de la religion (« L’État n’est pas fait pour la religion, mais la religion pour l’État » à des vœux égalitaires dignes de la république sociale de Jean-Paul Marat (1743-1793) ou plus tard de Gracchus Babeuf (1760-1797) : « Quand viendra donc cet ange exterminateur qui abattra tout ce qui s’élève, et mettra tout à niveau ». Pour ce qui est de l’anticolonialisme et de l’abolition de l’esclavage, l’œuvre de Raynal est à ranger auprès des articles de l’Encyclopédie, de L’Ami des hommes (1757) de Victor Riqueti de Mirabeau (1715-1789), du Supplément au voyage de Bougainville (1772) de Denis Diderot, de L’An 2440 (1771) de Louis Sébastien Mercier (1740-1814). Ne préconisait-il pas dès 1774 l’application d’un « Code blanc » par lequel les esclaves vainqueurs remplaceront le « Code Noir » édicté par les Blancs en 1685 ?
« Alors disparaîtra le code noir ; et que ce code blanc sera terrible, si la vainqueur ne consulte que le droit de représailles ! »
Avant même que n’éclate la Révolution, un vieillard très inquiet et découragé
Le député Pierre-Victor Malouet, membre de l’Assemblée constituante (1789-1791) et favorable à une monarchie constitutionnelle (Photo n°4) nous rapporte les impressions de l’abbé Raynal à la fin de l’année 1788 face à l’ébranlement d’une opinion publique menaçante qu’il avait lui-même contribué à éveiller:
« Il voyait et jugeait mieux que moi. Je le trouvai très inquiet des événements qui se préparaient. Cet homme si ardent, si exagéré dans ses écrits, frémissait des exagérations qui s’annonçaient dans l’opinion publique… « Dans l’état actuel des choses, je ne puis servir ni le peuple ni le roi. Le premier croirait que je suis vendu à la cour, si je parlais autrement que mon livre, et la cour se défierait de moi comme d’un ennemi, si je voulais défendre l’autorité légitime. Ainsi je me refuse obstinément à toute proposition de députation ; mais vous, qui m’avez parlé raison, quand je m’en écartais, allez essayer son langage ; je souhaite qu’il réussisse, mais je l’espère peu ».
Pierre-Victor Malouet, royaliste modéré partisan d’un centre introuvable émigrera lors de la chute de la monarchie, le 10 août 1792. Ancien planteur de sucre à Saint-Domingue, il s’opposa à l’émancipation des Noirs et négocia le traité de Whitehall (19 février 1794) entre les Anglais et les colons de Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe qui permettait à ces derniers de combattre la Révolution française et l’émancipation des Noirs.
Malouet était comme nombre de ses contemporains éclairés très admirateur de l’œuvre l’abbé Raynal qu’on n’avait pas encore érigé en dogme avant 1789.
Entre les principes d’un auteur des Lumières et leur réception par les événements qui donnent naissance aux partis et à l’idéologie, il y a des pas de géant que la mémoire ose trop souvent raccourcir. L’œuvre de l’abbé Raynal, si représentative de la pluralité des Lumières, de leurs audaces et de leurs contradictions, illustre à quel point la lecture des révolutionnaires a érigé en systèmes des discours qui émettaient des vœux, analysaient des situations, osaient une rhétorique purement intellectuelle. Socle encyclopédique et impertinent des révolutionnaires, l’Histoire des deux Indes, protégea son auteur des affres de la Terreur, au nom même de cette paternité qu’il semblait presque regretter dans cette fameuse lettre adressée à l’Assemblée nationale le 31 mai 1791. Il vivra assez pour assister au milieu du hachis d’hommes et de femmes conduits par fournées à la guillotine, la promulgation du décret du 4 février 1794 qui abolit l’esclavage. Dans son numéro du 13 février, le Journal les Révolutions de Paris titre fièrement : « Les nègres enfin libres » :
« Cette loi manquait à notre Révolution. Il ne fallait pas attendre la présence de deux représentants du peuple choisis dans la caste de nos frères, les nègres, pour réhabiliter ceux-ci dans leurs droits primitifs, naturels et civils. Mais encore vaut-il mieux que le bien se fasse tard que jamais ».
Le testament du philosophe aux révolutionnaires
Ainsi, l’abbé Raynal, père de l’abolition malgré lui, avait-il dès ce jour compris l’inexorable contradiction entre deux époques. Sa lettre du 31 mai 1791 aux députés ressemble par moment à son épitaphe, entre indignation et déploration:
« Mais non, jamais les conceptions hardies de la philosophie n’ont été présentées par nous comme la mesure rigoureuse des actes de la législation. Vous pouvez nous attribuer sans erreur ce qui n’a pu résulter que d’une fausse interprétation de nos principes. Eh ! cependant, prêt à descendre dans la nuit du tombeau, prêt à quitter cette famille immense dont j’ai ardemment désiré le bonheur, que vois-je autour de moi ? des troubles religieux, des dissensions civiles ; la consternation des uns, la tyrannie des autres ; un gouvernement esclave de la tyrannie populaire, le sanctuaire des lois environné d’hommes effrénés qui veulent alternativement ou les dicter ou les braver […] un roi, le premier ami de son peuple, plongé dans l’amertume, outragé, menacé, dépouillé de toute autorité, et la puissance publique n’existant plus que dans les clubs où des hommes ignorants et grossiers osent prononcer sur toutes les questions politiques ».
Bien des contemporains payèrent de leur vie de tels propos tenus en public. L’abbé Raynal n’était déjà plus un homme de son temps, laissant à la postérité le champ couvert des fruits de son œuvre. Napoléon Bonaparte se proclamera son « disciple zélé » (Photo n°5), portrait par Jacques-Louis David, 1812), lui qui rétablira l’esclavage par un décret du 20 mai 1802 mais qui en même temps crut jusqu’au bout qu’il était celui qu’attendait Raynal lorsqu’il écrivait dans son Histoire philosophique:
« Où est-il ce grand homme que la nature doit à ses enfants vexés, opprimés, tourmentés ? Où est-il ? Il paraîtra, n’en doutons point, il se montrera, il lèvera l’étendard sacré de la liberté ».
Lumières et Révolution française conjuguent sans cesse des espoirs et des réalisations selon des temps dissociés ; le temps des Lumières cherchait le progrès tout en craignant de bouleverser l’ordre du monde tandis que la Révolution française le transforma effectivement non sans abîmer le rêve des Lumières.
Frédéric Bidouze