« On sonnait le tocsin dans Varennes et dans tous les environs, et il était impossible de se dissimuler que nous ne fussions reconnus. Le Roi tint bon assez longtemps pour ne pas se nommer et quitter sa voiture ; mais les instances devinrent si pressantes, jointes à la promesse de nous laisser partir, si nous étions en règle après l’examen de nos signatures, qu’il n’y eut plus moyen de s’en défendre. Le Roi entra dans la maison de Sauce, procureur de la commune, et l’on monta dans une chambre où l’on coucha les enfants sur un lit qui s’y trouva. Accablés de fatigue, ils s’endormirent sur-le-champ. Leur sommeil était calme et tranquille, et le contraste de cette situation avec celle de leurs malheureux parents était vraiment déchirant ».
Mémoires de madame de la duchesse de Tourzel, gouvernante des enfants de France de 1789 à 1795).
Ce fameux soir du 21 juin 1791, vers minuit, la fuite de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de leurs enfants prenait lamentablement fin dans l’appartement d’un épicier de la commune de Varennes (Photo n°1). Au milieu des regards à la fois fascinés et inquiets de la foule agglutinée autour de la bâtisse, le Roi et la Reine tentèrent en vain de convaincre les autorités municipales un moment hésitantes, de leur laisser passer le pont, après lequel les attendraient des détachements de cavalerie. Madame de Tourzel, dévouée corps et âme aux enfants royaux, se fit l’écho tourmenté et meurtri de l’une des journées qui scella le sort tragique de la famille royale, plus d’une année avant la chute de la monarchie (10 août 1792) et moins de deux années avant l’exécution du Roi (21 janvier 1793).
Un parcours miné par l’angoisse et la rumeur de complot aristocratique
Fermement décidé à fuir le royaume pour se réfugier auprès de ses officiers demeurés fidèles aux frontières, Louis XVI comptait sur des troupes disséminées stratégiquement sur son passage. Le général Bouillé (1739-1800), fut chargé de mettre en action les mouvements de troupes prévus pour accueillir le Roi et quitta son quartier général de Metz pour préparer le terrain à Montmédy (à la frontière du Luxembourg), Stenay et Varennes-en-Argonne. Son propre fils cadet, accompagné d’un officier, le comte de Raigecourt (1771-1860), rejoignirent dans cette bourgade encore méconnue de la France, quarante dragons allemands. Pour ne pas éveiller les soupçons d’une population en alerte, il était prévu de garder les chevaux dans l’étable d’une auberge sur la rive est de la rivière l’Aire ; il serait temps, à l’arrivée de la berline royale de commencer l’escorte à l’entrée sud de Varennes. Tout autour, des détachements divers prenaient position à Clermont, à Sainte-Menehould. Lorsque dans la nuit du 20 au 21 juin commence cette courte épopée rocambolesque, l’effet de surprise de la fuite n’en est pas tout à fait une sur le parcours que doit suivre la famille royale. Les mouvements de troupes, surtout de mercenaires germanophones, avaient alerté plusieurs municipalités des alentours. Se murmurait qu’un convoi extraordinaire s’apprêtait à être escorté et les rumeurs les plus folles circulaient (Une guerre imminente alors qu’on n’avait aucune confiance dans les officiers aristocrates commandant des mercenaires étrangers ? Une partie du trésor royal passant à l’empereur d’Autriche, le frère de la Reine ? La Reine elle-même ?). A Clermont, à Sainte-Menehould, la présence des dragons ne passa pas inaperçue et les habitants les questionnèrent en vain sur la raison de leur présence ; à Somme-Vesle, les paysans s’en prirent violemment aux hussards du duc de Choiseul (1760-1738), fourches à la main, parce qu’ils crurent qu’ils venaient leur prendre leur argent ou leur récolte. Une atmosphère électrique planait sur le futur parcours de la berline royale et elle créait un émoi considérable. Cet émoi, témoin d’une vie politique intense et d’une prise de conscience des dangers qui menaçaient la Révolution, n’allait pas sans contradictions, notamment sur la question de la personne royale.
Depuis 1789, un roi introuvable et indécis
Depuis les journées des 5, 6 et 7 octobre 1789, au cours desquelles la famille royale fut ramenée sous l’escorte du peuple et de la garde nationale à Paris, Louis XVI était prisonnier d’une situation incontrôlable. Le pouvoir était à l’Assemblée constituante (1789-1791) et il devait régulièrement se plier à sa majorité ainsi qu’à une opinion de plus en plus conquise par les réformes. La fête de la Fédération pour le premier anniversaire de la prise de la Bastille (14 juillet 1790) fut une cérémonie au cours de la quelle on célébra l’union entre le roi et la nation ; chaque pan de l’Ancien régime abattu mit la Cour dans une situation intenable, accentua l’émigration des aristocrates et isola de plus en plus la famille royale dans le plus grand dénuement moral. Lorsque le pape déclara officiellement son désaccord avec la Constitution Civile du Clergé, fondée sur des principes hérétiques (Quod Aliquantum, 10 mars 1791), la rupture entre l’Église catholique et la Révolution, était inéluctable. Le dimanche 17 avril, jour des Rameaux, Louis XVI assista au château des Tuileries à la messe célébrée par son grand aumônier, le cardinal de Montmorency-Laval, ecclésiastique qui avait refusé de prêter serment à la Constitution Civile du Clergé. Il demanda à passer quelques jours au château de Saint-Cloud pour ce que les citoyens et l’opinion estimèrent être ses « Pâques inconstitutionnelles ». Abreuvé d’injures et d’obscénités de la part d’une foule qui l’empêcha de partir, le Roi se résigna et répondit à La Fayette, commandant de la Garde nationale (1757-1834) qui voulait proclamer la loi martiale : « Je ne veux pas qu’on verse du sang pour moi ». Dans Paris et dans les villes de province, depuis déjà plusieurs semaines, la presse patriote se déchaînait contre les émigrés et les plus sévères comptait réveiller l’opinion sur ce roi indigne. Dans son journal l’Ami du peuple, Jean-Paul Marat, tonne régulièrement contre « un peuple aveugle, sans chefs, sans guide, sans jugement, que d’adroits fripons mènent à leur gré ! » (23 février 1791) et le 28 mars il prophétise sur la fuite du Roi :
« En accordant au monarque le droit de résider à sept lieues du corps législatif, où sa présence peut être nécessaire à chaque minute dans ce temps d’alarme, pour sanctionner les décrets urgents d’où dépendrait le salut public, ils lui ménagent les moyens de se retirer à Compiègne d’y conspirer à son aise avec les chefs des conjurés, d’y rassembler tous les mécontents du royaume, de s’y environner de tous les régiments étrangers et nationaux dévoués à ses ordres, d’y appeler l’armée des autrichiens et des fugitifs révoltés, et de fondre sur la capitale avant qu’elle ait le temps de se mettre en défense, avant qu’elle ait le temps d’être informée des dangers qui la menacent».
La famille royale décida donc de mettre réellement en application un projet de fuite, souvent différé mais qui obsédait Marie-Antoinette depuis bien longtemps ; Louis XVI n’avait jamais pu se résoudre à partir seul, ce qu’il aurait pu faire en de maintes occasions dès le début de la révolution. L’attitude des autorités était ambiguë, entre une foule vociférante, les députés intransigeants, et la nécessité d’un maintien de l’ordre. Louis XVI, longtemps indécis, laisse encore les historiens perplexes, entre sa volonté farouche de demeurer fidèle à son peuple ainsi qu’à la constitution et son attitude coupable du 21 juin.
Des aveux revendiqués et la fuite de nuit vers Montmédy
Fixé le 6 juin puis reculé au 12 avant d’être définitivement arrêté pour le soir du 20 juin, le projet devenait enfin réalité ; Marie-Antoinette pouvait être soulagée en écrivant à Mercy d’Argenteau ambassadeur d’Autriche : « Tout est décidé, nous partons lundi 20 à minuit. Rien ne peut plus déranger ce plan. Nous exposerions tous ceux qui nous servent, mais nous sommes fâchés de ne pas avoir la réponse de l’empereur ». Si ce plan ne garantissait aucun soutien diplomatique officiel en cas de réussite, c’est à Montmédy qu’il avait été prévu de se retrouver. Le marquis de Bouillé avait fait aménager une gentilhommière qui existe toujours, le manoir de l’abbé de Courville, dans le village de Thonnelle. Un camp militaire, installé près de là, sur le plateau des hautes-Forêts, était peuplé de 12 bataillons allemands et suisses d’infanterie, 23 escadrons de dragons, de hussards et de chasseurs, un train d’artillerie de 16 pièces de canons, au total environ 6 000 hommes. Avant cela, la route était déjà parsemée d’embûches. Louis XVI avait laissé sur son bureau un texte sur lequel il avait travaillé depuis plusieurs mois, à l’insu de ses ministres et même de la Reine jusqu’au dernier moment. Il y énumérait ses gestes de bonne volonté depuis le début de la Révolution et accusait l’Assemblée d’avoir rogné toutes ses prérogatives de roi. Que reste-t-il au roi sinon le « vain simulacre de la royauté » soupirait-il. Il concluait en appelant les Français et surtout les Parisiens à revenir à lui, il oublierait les injures afin que soit posée sur des bases plus fermes et inébranlables la liberté. Roi pétri de la tradition monarchique en même temps qu’éclairé, Louis XVI creusa son tombeau politique par un texte composite et maladroit, très loin de pouvoir rassembler les Français et surtout de calmer les esprits.
On réveilla les enfants à 22 heures et Louis XVI déguisé en valet de chambre traversa les cours du Château, une canne à la main, en imitant le chevalier de Coigny à qui on avait demandé depuis quinze jours de se promener ainsi vêtu afin de tromper les factionnaires. C’est avec plus d’une heure de retard que tout le monde se retrouva dans le fiacre qu’accompagnait le fidèle ami de la Reine, le baron de Fersen (1755-1810). Après avoir franchi la porte Saint-Martin, on retrouva l’imposante berline qui fut suivie par le cabriolet des femmes de chambre et c’est à Bondy, vers deux heures et demi que Fersen laissa la famille royale et sa suite à son sort. Rien ne se passa comme prévu. Tandis que tous attendaient dès le relais de poste de Pont-de-Somme-Vesle les hussards du duc de Lauzun, la surprise fut totale devant le lieu déserté. Le retard accumulé avait été fatal et le duc de Choiseul avait décidé de se replier sur Varennes. C’est à la descente de Sainte-Menehould que faillit échouer la fuite ; un certain Jean-Baptiste Drouet, robuste gaillard de 28 ans qui revenait de son champ et se reposait, assista au passage du convoi sans sourciller, conseillant même aux postillons de ne pas crever les bêtes dans les raides côtes de l’Argonne. Ce n’est qu’après avoir vu l’effigie du roi sur un assignat de cinquante livres (photo n°3) qu’il crut reconnaître le valet de passage, mais c’est plus sûrement quand le maître des postes arriva au galop pour annoncer la nouvelle de la fuite du roi, qu’il fit le rapprochement avec la rumeur d’un étrange convoi vers la frontière. Depuis plusieurs jours, alertée par les dragons croisés ça et là, partout suspects, la ville fit sonner le tocsin et éveilla les consciences. Persuadée de cheminer discrètement, la famille avait poursuivi sa route tandis que Drouet et un employé de district, Guillaume dit la Hure, partirent à leur trousse. A l’entrée de la ville haute de Varennes, Drouet longea la berline et défendit aux postillons d’aller plus avant. Il se précipita à l’auberge du bras d’Or et trouva quelques gardes nationaux et autres patriotes pour lui prêter main forte. L’aubergiste alla réveiller le procureur de la Commune, Jean-Baptiste Sauce, épicier-marchand de son état. Tous ces hommes, conscients de l’importance du devoir civique qu’ils accomplissaient ne crurent pas un mot de la destination supposée des voyageurs vers Frankfort et examinèrent le laissez-passer daté du 5 juin, signé par le roi et son ministre Montmorin. Convaincu, l’épicier Sauce voulait les laisser poursuivre leur route tandis que Drouet insistait au contraire pour les retenir, persuadé que c’était toute la famille royale prise dans leur filet.
Le sort de la France se joue dans l’appartement d’un épicier et de sa femme
C’est ainsi qu’avant de prendre une décision définitive sur le sort groupe de voyageurs étranges et suspects, on les pressa d’entrer dans l’appartement de l’épicier Sauce afin de faire toutes les vérifications nécessaires. Inquiet, Louis XVI finit par avouer selon le procès-verbal de la municipalité de Varennes : « Eh bien oui ! Je suis le roi, voilà la reine et la famille royale ». Il rajoutait comme pour tenter de retourner les quelques personnes autour de lui : « Je viens vivre parmi vous, dans le sein de mes enfants que je n’abandonne pas ». L’atmosphère changea tout d’un coup, illuminée par la présence d’un roi qui, quoique suspect à Paris et dans la presse, n’en était pas moins aimé et respecté par ses sujets. On l’embrassa en le conjurant de ne pas quitter le royaume et le roi niait qu’il avait l’intention de rallier Montmédy. Marie-Antoinette se rapprocha même de l’humble épicière afin de lui raconter le supplice qui était le leur et celui de ses enfants à Paris. Tout se joua dans l’intimité de ces quelques heures de la nuit durant lesquelles le Roi croisa mêmes ses complices susceptibles de l’emmener à la frontière, le duc de Choiseul, le comte de Damas et Goguelat, secrétaire particulier de la reine. Alors qu’on pressait le roi de s’enfuir au nez et à la barbe des autorités, hésitantes et encore chaleureuses, il refusa, craignant de faire couler le sang. Cette hésitation coutumière fut fatale et ces « huit mortelles heures d’attente », comme les appela plus tard Madame de Tourzel, entre espoir et abattement, scellèrent le sort du royaume. L’arrivée des messagers venus de Paris ordonnant de ramener la famille royale mit fin à ce semblant d’hésitation du sort qui fait basculer le temps. La foule, médusée de voir le roi, était en même temps fière en criant « Vive la Nation ! Vive le Roi », tandis qu’elle molestait les officiers avant de les mettre en prison.
La fatalité peut toujours être invoquée dans cette aventure historique inouïe mais l’échec de la fuite du Roi est à l’image d’une révolution dont les événements furent imprévisibles voire déroutants, jour après jour, heure après heure. Pourtant, il faut rendre à Jean-Baptiste Drouet et à Jean-Baptiste Sauce et quelques autres, l’hommage d’avoir dérouté l’histoire parce qu’ils ont eu conscience que laisser échapper le roi était aussi laisser échapper la nation. Sans le roi à Paris pourtant, l’Assemblée faisait corps avec un peuple qui mobilisait déjà la Patrie contre l’envahisseur et qui peut-être, commençait à imaginer la France sans roi. Le long retour de la famille royale, parcouru de vivats et d’insultes, d’incidents et d’hommages, traduit l’épaisseur des incertitudes d’une nation qui n’était pas prête pour la République et qui pourtant poursuivait un divorce douloureux avec son roi (photo n°4). Dans la feuille contre-révolutionnaire, le Journal de la Cour et de la Ville, daté du 24 juin on lit : « Il y a trois jours que le roi est parti et dans cette courte période, l’âme a été froissée en sens contraire par tant de commotions opérées qu’il semble qu’un long espace de temps se soit écoulé. Ah ! Les heures durent des années quand à chaque instant les cœur est glacé par de nouvelles alarmes ». Les patriotes, quant à eux redoublent de vigilance ; le révolutionnaire Pierre-jean Audouin (1764-1808) s’en prend aux contre-révolutionnaires qui relèvent la tête et qu’il faut éliminer : « Voilà aussi leurs infâmes écrivains qui traitent de Ravaillac, de Damiens [régicides de 1610 et de 1757], les Français généreux qui, en arrêtant le parjure et le traître Louis Bourbon, ont dérobé la patrie aux maux qui la menaçaient ».
Quelques semaines plus tard, le 17 juillet, le peuple de Paris, inquiet, déçu mais pacifique, demande la déchéance du roi lors d’un rassemblement au Champ de Mars. La garde nationale commandée par La Fayette tire sur la foule sur les ordres du maire de Paris Jean-Sylvain Bailly (1736-1793) et fait près de 50 victimes. C’était la première fois que la Révolution tirait sur la Révolution, au nom du roi.
Frédéric Bidouze