Lorsque le duché de Bourgogne revint au roi de France Jean le Bon en 1361, ce dernier aurait pu définitivement l’unir au royaume, comme bien d’autres territoires. Il n’en fut rien. C’est à son quatrième fils qu’échut en apanage cette puissante et brillante province, Philippe II, dit le Hardi (1342-1404) (Photo n°1, École flamande, huile sur bois, vers 1500, Hofburg, Vienne). Ce grand prince excella dans l’art de gouverner et de bâtir ; dès la fin des années 1380, il est à la fois duc de Bourgogne, comte palatin de Bourgogne (Franche-Comté), comte de Flandre et d’Artois, comte de Nevers, de Rethel, d’Étampes, de Gien, de Charolais, seigneur de Salins et de Malines. Sur les flancs occidentaux de ses États, se dresse le royaume de France du roi Charles V (1364-1380), son frère aîné ; celui-ci a lavé l’affront de la cuisante défaite de Poitiers (19 septembre 1356) contre les Anglais et a reconquis tous les territoires perdus de cette première phase de la guerre de Cent Ans. A l’est, la Bourgogne est flanquée du Saint Empire de Charles IV (1355-1378) qui vient de codifier les élections impériales par la Bulle d’or (1356) en se passant de la confirmation du pape et en limitant les 7 Grands électeurs à la sphère germanique.
C’est bel et bien un État moyen qui est en train de naître dans le couloir de l’ancienne Lotharingie, entre Francie occidentale et Francie orientale du traité de Verdun (843) ; il se construit avec un prince Philippe qui selon le chroniqueur Jean Froissart « voyait loin » et qui cherchait des points d’appuis pour rivaliser avec les plus grands, même s’il demeurait fidèle au roi de France : un Parlement, une cour des comptes et des États généraux, la Bourgogne a une ambition que sa devise incarne : « Il me tarde ».
La folie du roi Charles VI, une minorité alternative qui brise l’idéal d’une société
Si la noblesse était tout entière l’essentiel du corps politique de la société, c’était par le roi qu’elle désirait vivre en pleine union et paix, faisant correspondre à chaque état de ses sujets, vertus et maintien de la hiérarchie. En 1492, le roi de France Charles VI est âgé de 24 ans (Photo n°2, Charles VI par le maître de Boucicaut, 1412). Il est beau et vigoureux, incarne l’idéal du roi chevalier et la paix récente laisse augurer un bel avenir. Il vient récemment de se délester de la régence de ses deux oncles, le duc Jean II de Berry (1340-1416) et Philippe, duc de Bourgogne ; à leur grand désarroi, il a rappelé certains conseillers de son père Charles V (1364-1380), issus de la bourgeoisie et de la petite noblesse, les « Marmousets » qui accomplissent un travail remarquable. Au cours d’un voyage en Bretagne en août 1392, la fièvre le saisit et sur la route du retour, dans la forêt du Mans, le souverain se met à somnoler sur son cheval après avoir été averti par un manant vêtu de bure qu’il était trahi. Arraché à sa rêverie par le bruit des armes d’un page lui aussi endormi, il est pris d’un délire, sortant l’épée de son fourreau et criant « Avant, avant sur ces traîtres ». Pris de stupeur par cette folie meurtrière et attendant que la fatigue ait raison de lui, son entourage parvient à le maîtriser mais dès lors, le roi ne reconnaît même plus ses oncles. Six mois plus tard en janvier 1393, c’est le fameux Bal des Ardents qui aggrave la démence du roi, après que plusieurs hommes de la cour aient été brûlés dan leur costume d’étoupe et de poix ! C’en est fait de l’ordre dans le royaume de France et les nuages des rivalités s’amoncellent. La voie est à nouveau libre pour les vieux oncles, mais aussi pour le frère cadet du roi, Louis d’Orléans (1472-1407). Charles VI ayant un fils d’Isabeau de Bavière (1371-1435) d’à peine un an, Charles (1492-1401), c’est en effet à ce prince ambitieux et brillant que revient l’éventuelle régence ; c’est sa jeunesse et son action politique que vont peu à peu affronter les vieux oncles, et en particulier le duc de Bourgogne, père (Philippe II le Hardi) et surtout à partir de sa mort, son fils, Jean, dit Sans-Peur (1371-1419).
A la folie du roi vint s’ajouter les deuils des héritiers ; après le petit Charles décédé en 1401, ce sera au tour de Louis, duc de Guyenne (1397-1415) puis Jean, duc de Touraine (1398-1417), de perdre le royaume dans d’immenses incertitudes de successions, jusqu’au dauphin Charles, futur Charles VII (1403-1461). Très vite négligé par sa mère, obligé de fuir Paris menacée par le duc de Bourgogne, il est élevé par sa belle-mère Yolande d’Aragon (1381-1442) qui en fera un prince héritier capable de reconquérir son trône à partir de la mort de son père (1422). Mais pour l’heure, ce n’est qu’un enfant au milieu des rivalités entre Louis d’Orléans, soupçonné d’être l’amant de sa mère Isabeau et le duc Jean Sans Peur, impatient de tenir le rôle de son père Philippe le Hardi dans la hiérarchie du royaume. Au-delà de cette rivalité entre deux seigneurs féodaux, c’est la trame de la guerre civile opposant les Armagnacs aux Bourguignons qui, sur les dépouilles d’un pouvoir royal en décomposition, opposent deux conceptions de l’État.
Rue Vieille du Temple, le 23 octobre 1407, entre sept et huit heures du soir
Cette atroce querelle de famille de l’État que l’on va ressasser pourtant pendant un siècle débute le jour de la Saint-Clément, le 23 novembre 1407, entre sept et huit heures, à la tombée de la nuit. En la rue Vieille du Temple, à Paris, Louis d’Orléans est attaqué par surprise par une bande de dix tueurs professionnels à la hauteur de l’hôtel de Rieux. Armés de haches et d’épées, ils crient « A mort ! A mort ! », en jetant à terre le premier prince de sang, âgé de trente-cinq ans ; ils lui éclatent la tête si bien qu’on ramassera sa cervelle un peu plus loin dans la boue d’un caniveau (Photo n°3 Assassinat du duc Louis d’Orléans ; enluminure du Maître de la Chronique d’Angleterre, vers 1470-1480, Bnf). Pris de panique par une enquête du Prévôt de Paris qui allait bon train, Jean Sans Peur avoua à ses deux oncles, Jean de Berry et le roi de Sicile Louis II d’Anjou (1377-1417), « en bref leur confessa et dist que par l’introduction du dyable il avoit fait faire cet homicide par Raoulet d’Actonville et ses complices », dit la « Chronique d’Enguerran de Monstrelet » (1400-1453). « Homicide », en effet, car comme on disait à l’époque, « tuer un homme licitement n’est point un homicide » ; d’une rare sauvagerie, cet acte était même un « cruel homicide » sur le personnage plus important après le roi, sans le défier, à l’improviste, commis par des tueurs à gages. A l’époque, ces actes n’allaient pas sans subir la punition divine et l’excommunication du pape. La décrétale Pro Humani redemptione d’Innocent IV (1243-1254) au concile de Lyon, condamnait l’homicide « per assassinos » sous peine d’excommunication et de perte de toute dignité, office et bénéfice. Mais dans un premier temps, la mauvaise réputation de la victime et la popularité ainsi que la puissance du meurtrier, figèrent la situation. C’était un accablement supplémentaire face à la menace anglaise et ce meurtre somme toute banal, hormis la qualité de la victime, aurait pu ne pas avoir de conséquences. Dans un second temps néanmoins, Jean Sans peur se ressaisit de ses aveux coupables pour non seulement refuser de demander le pardon mais en revendiquant son acte odieux comme méritoire, le convertissant en une étape de plus de ses ambitions. Il fit rédiger un éloge du tyrannicide par le théologien et universitaire de la Sorbonne Jean Petit. Cette attitude qui tournait le dos à la voie habituelle des résolutions de conflits par le pardon, accompagna dans la haine et la soif de vengeance une guerre civile des plus meurtrières qui frappa le royaume pendant douze années. Robert Blondel, partisan du duc d’Orléans, écrivit dans son poème la « Complainte des bons français » en 1420 que le meurtre de 1407 était à l’origine de tous « les maulx advenus », tandis que plus tard un partisan de Bourgogne en composa un autre pour lui aussi marquer l’origine de cette nouvelle guerre de Troie à la date du meurtre d’Orléans. C’est qu’entre le temps du meurtre et de la vengeance, les Français subissaient la plus cuisante défaite contre le roi d’Angleterre Henri V (1413-1422) à Azincourt (25 octobre) ; le roi Charles VI, était livré à la conquête anglo-bourguignonne dès 1417 qui devait déboucher sur plus honteux des traités à Troyes. Le 21 mai 1420 en effet, quelques mois après le futur meurtre ce traité prévoira qu’après la mort du roi fol, Charles VI, Henri V, marié à sa fille Catherine de Valois, lui succède. Entre temps, Charles, dauphin de France, 4e fils de Charles VI débutait dans la plus grande adversité sa longue conquête de reconnaissance et de légitimité. Face à lui se dressait non seulement un père falot et une mère indigne, mais un duc de Bourgogne au faite de sa puissance. Le chemin vers le sacre passait par la vengeance.
Un dauphin retord et vengeur, le meurtre de Jean Sans Peur à Montereau le 10 septembre 1419
En cette année 1418, dans une France déchirée, le dauphin Charles, âgé d’à peine quinze ans, ne s’en laisse pas compter. Il refuse le traité de Saint-Maur-des-Fossés scellé par jean Sans Peur et le duc de Bretagne dont les clauses exigeaient son retour auprès de ses parents, c’est-à-dire dans les griffes du Duc. Le jeune Charles est fermement décidé à jouer la carte du meilleur parti pour arracher sa légitimité et chaque camp engage des pourparlers avec l’Angleterre. C’est à Tours, en décembre 1418, que le Dauphin s’intitule pour la première fois « régent de France », titre si disputé depuis les débuts de la démence de son père. C’est au cours des nombreuses tractations entre les deux rivaux que se noue la vengeance. Jean Sans Peur était semble-t-il désireux de reprendre la guerre sur mer pour défendre la Flandre contre les Anglais et on aurait pu se diriger vers une coalition des princes français pour reprendre la guerre. Les deux princes se rencontrent le 8 juillet à Pouilly-le-Fort, au milieu d’une chaussée appelée le « ponceau », puis une seconde fois le 11, multipliant les cadeaux et les témoignages d’oubli, de pardon des offenses et d’amitié. Après deux autres rencontrent à Corbeil les 13 et 15 juillet, on se fixe un nouveau rendez-vous pour le 26 août à Montereau-Faut-Yonne. Enfin, écrit Monstrelet :
« Plusieurs Dauphinois et Bourguignons avaient grande confiance les uns avec les autres depuis le traité de paix [celui de Pouilly], espérant qu’elle dût être pardurable, et souvent plusieurs s’assemblaient d’un commun accord pour faire la guerre aux Anglais, anciens ennemis du royaume de France »
Au même moment, les troupes du roi d’Angleterre Henri V menaçaient Paris et Jean Sans Peur fit évacuer Charles VI, Isabeau de Bavière et leur fille Catherine de France (1401-1438). Multipliant les appels au Dauphin afin qu’il se rende auprès de son père, Jean est fermement décidé à aller dégager la capitale des mains des Anglais. Mais le futur Charles VII insiste inlassablement afin qu’une rencontre se tienne. Malgré de nombreuses réticences de ses conseillers, Jean cède enfin et se rend à Montereau le 10 septembre et rencontre Charles au milieu du pont de l’Yonne. La version officielle des lendemains, du côté dauphinois et armagnac, fut qu’après une dispute à propos des clauses du traité de Pouilly, on aurait éloigné Charles avant que le duc de Bourgogne ne tombe, frappé à mort. La vérité est que ce dernier tomba dans un véritable traquenard. Sur ordre des Dauphinois, des charpentiers avaient fabriqué un enclos et il fut prévu que chaque prince y entrerait avec dix chevaliers comme escorte avant de refermer les portes. Lorsque le duc s’agenouilla, tête nue, devant le Dauphin qui lui prit la main et échangea quelques mots, Tanguy du Châtelet tenta de porter au duc un coup de hache et aux cris de « Tuez, Tuez », la porte des Dauphinois s’ouvrit brusquement laissant des hommes en armes faire irruption et achever le prince.
Une querelle de famille, un double crime, sans pardon et sans justice
Simple vengeance ? Choix politique ? Les deux plutôt. Il semble que dans l’entourage de Charles, l’opinion de l’un de ses conseillers les plus écoutés, Jean Louvet, l’ait emporté. Il lui semblait que l’élimination physique du duc de Bourgogne pouvait se justifier par ce que Jean Petit avait lui-même proclamé sur les ordres de la victime en 1408 : il fallait tuer le tyran lorsqu’on s’attaquait à Sa majesté royale. Jean de Terremerveille récidiva dans la même idée durant l’hiver 1418-1419 lorsque Paris était menacée, prétextant « qu’il était loisible à tout habitant du royaume de tuer un tyran notoire, détruiseur de l’État, comme si c’était un ennemi ». Le prince qui menaçait l’État en profitant de sa notoriété, c’était bien le duc de Bourgogne ; en même temps, les conseillers qui furent les bras armés de Charles sur le pont de l’Yonne étaient, en dehors de Jean Louvet, quatre anciens serviteurs de la Maison d’Anjou et quatre anciens serviteurs de la maison d’Orléans. La raison familiale de vengeance rejoignit ainsi la raison d’État. Jean Sans Peur devint ainsi un martyr après avoir été le traître par excellence, tel Ganelon l’archétype du genre, mettant Roland dans l’arrière-garde afin de s’y faire attaquer dans la célèbre « Chanson de Roland ». Le fils de Jean Sans Peur, Philippe le Bon (1396-1467) ne se laissa pas prendre au jeu de la haine et de la vengeance.
Pour plus d’un siècle, ces meurtres croisés allaient hanter les héritiers Valois et Bourguignons sans jamais se répéter, entretenant néanmoins une haine tenace doublée de rancunes. Charles Quint (1516-1558), héritier des ducs de Bourgogne et arrière petit-fils de Philippe le Bon cumula les titres et celui, suprême d’empereur en 1519, tandis que François 1er (1515-1547), devait se contenter de la couronne de France. En 1521, le vainqueur de Marignan passant par Dijon voulut voir, à la Chartreuse de Champmol, le crâne de Jean Sans Peur. Un chartreux, lui montrant le trou que son meurtrier Tanguy du Chastel avait fait, lui aurait dit, avec ou sans malice (?) :
« Sire, c’est le trou par où les Anglais passèrent en France »
La couronne de France a donc été sauvée au creuset de ce double meurtre, œil pour œil, dent pour dent, laissant l’apparition miraculeuse et militaire de Jeanne d’Arc soutenir l’œuvre de Charles VII en faisant oublier Montereau. Dieu avait pardonné au roi de France et évité que son trône n’aille à la branche cadette après avoir évité la branche anglaise des Lancastre. Montereau avait en effet brisé par anticipation le honteux traité de Troyes. A coup sûr, après les meurtres de 1407 et de 1419, rien ne sera plus comme avant dans le royaume de France.
Frédéric Bidouze