Reconnaître le roi
Lorsque le soir du 21 juin 1791, dans la bonne ville de Sainte-Menehould (Marne), le maître du relais de poste Jean-Baptiste Drouet (1763-1824) se pencha à l’intérieur de l’une des deux berlines dont on venait de changer l’attelage, il fut abasourdi. Il venait de reconnaître Marie-Antoinette, reine des Français (1755-1793)! Ce jeune homme de vingt-huit ans qui avait servi dans la cavalerie durant sept ans, avait une fois stationné à Versailles et déjà entraperçu la Reine. Cela ne faisait aucun doute. Il n’avait par contre jamais vu le roi Louis XVI mais il remarqua que le visage de l’homme replet assis aux côtés de la femme, ressemblait fort au portrait du Roi qui depuis peu (septembre 1790) ornait les billets gagés sur les biens nationaux : les assignats (Photo n°1). Après le départ des deux berlines, il répéta autour de lui à qui voulait l’entendre que le Roi venait de passer.
Cette incertitude voire ces doutes furent levés grâce à la suspicion attentive et pourrait-on dire « citoyenne » de quelques Français zélés comme Drouet ou comme l’épicier Jean-Baptiste Sauce (1755-1825), procureur-syndic de la commune toute proche de Sainte-Menehould, Varennes. Avec quelques autres, ces hommes firent basculer le sort de la France en arrêtant la famille royale et en demandant à l’Assemblée nationale ce qu’elle devait en faire.
Reconnaître quelqu’un au XVIIIe siècle relevait bien entendu du seul souvenir personnel ou pour les personnages importants, des signes extérieurs qui pouvaient offrir quelques indices, voire dans le cas de Louis XVI les fortes suspicions qui plainaient en ce mois de juin 1791 sur son éventuelle évasion vers la frontière de l’est, truffée de soldats prussiens. Sous l’Ancien Régime, dessiner le roi n’était jamais neutre et seuls les portraits officiels étaient autorisés et normés car ses contours, ses attributs fonctionnaient comme autant de symboles. Dans les tableaux, les monnaies, les gravures officielles et l’imagerie traditionnelle de l’Ancien Régime, la « Majesté Royale » reposait directement comme le soulignait Jacques-Begnigne Bossuet (1627-1704), sur la participation au sacré.
Anthropomorphisme sacré du roi de France
L’iconographie officielle de l’époque laisse voir et contempler aux rares Français qui y ont accès, un personnage certes reconnaissable par sa bonhommie, son regard et les traits caractéristiques, mais identifiable grâce aux attributs spécifiques de la royauté. Le portrait en costume de sacre, peint par Joseph Siffrein Duplessis (1725-1802) en 1777 associe le sceptre, la couronne, et les colliers des ordres royaux à l’ample manteau fleurdelisé (Photo n°2). Le modèle eucharistique qui rendait pensable depuis des siècles le pouvoir royal et qui le dotait d’une dimension sacramentelle avait depuis le début du XVIIIe siècle perdu de son efficacité. Les détachements religieux, la raréfaction des rituels d’État, un anticléricalisme à travers lequel les confesseurs des rois, les jésuites, avaient été expulsés du royaume (1764), avaient créé un écart sensible entre les sujets du Roi et le sentiment de la participation à une histoire commune. Ce sentiment fut relevé, voire renouvelé par la Révolution française de 1789, intégrant ses valeurs à côté des anciennes toutes paternelles de l’Ancien Régime, ses codes et ses principes fédérateurs d’une Nation à côté de la seule incarnation royale.
Quant à la physionomie réelle du visage du souverain, elle est éclatante de grandeur et de splendeur, ses yeux clairs et ses joues vermeilles, son double menton, tracent les lignes remarquables d’une reconnaissance instantanée. D’autres genres de portraits offraient un message plus dépouillé et d’ordre plus physionomique. Le même Duplessis a peint Louis XVI tout en simplicité toute bourgeoise (1786, photo n°3). Il renouvelait le portrait de son prédécesseur et grand-père, Louis XV, peint par Maupetit à la fin de sa vie (photo n°4). Ces deux portraits donnent aussi à voir des attributs historiques de la royauté sans insignes religieux, mais plutôt militaires : l’ordre du Saint Esprit qui depuis le XVIe siècle est l’ordre de chevalerie le plus prestigieux de la monarchie française, ainsi que celui de la Toison d’or, distinguable par son ruban rouge, qui date de 1430.
Ces portraits conjuguent à eux seuls les nombreux attributs de la fonction royale, reconnaissables et rendant compte régulièrement d’un roi en majesté, si possible jeune voire juvénile, en dépit d’un âge qui avance, mais surtout pour donner au règne du successeur de Louis XV très impopulaire à sa mort (1774), une allure de promesse. Louis XVI est monté sur le trône de France à l’âge de vingt ans à peine et les Français ont placé en lui tous les espoirs d’une monarchie en crise et en mutation. Incapable de se dépêtrer des multiples obstacles institutionnels pour réformer le Royaume, tant sur le plan administratif que fiscal, Louis XVI s’est battu contre les « corps intermédiaires » pour épanouir l’ordre de l’État, uniformiser les lois et garantir l’unité.
Lors de l’ultime crise du régime en 1788 qui a vu les parlements et la rue s’allier contre les méthodes jugées despotiques d’un roi éclairé mais représentant à lui seul la loi et la nation, Louis XVI se résout à capituler par un énième rappel des magistrats. Dans le Retour désiré de 1774 Louis XVI avait déjà éprouvé les trompettes de la Renommée et des lauriers qui exaltent l’initiative prometteuse d’un roi magnanime (Photo n°4). Quinze ans plus tard, il pardonne à nouveau (Photo n°5) et il vient de convoquer les États généraux en août 1788 pour le mois de mai 1789 et les Français sont appelés non seulement à élire leurs députés mais à exprimer leur doléances dans des cahiers. Avant même la Révolution, la sacralisation royale s’est muée en sacralisation d’une fonction qui ne serait plus célébrée pour elle-même mais pour l’effort commun de la Nation, des députés et des droits des sujets.
1789, la parole et l’image confisquées par la Nation
1789 ne marque pas le début des représentations caricaturées des rois de France. Dans des temps de crise et de guerre civile, à partir du XVIe siècle, se sévères portraits avaient été diffusés afin de dénoncer un roi qui ne respectait plus les lois fondamentales de la monarchie. Ce fut le cas par exemple du dernier roi de la dynastie des Valois, pris en tenaille entre les catholiques et les protestants au cours des troubles de religion. A l’image des débuts de la caricature lors du premier siècle de l’imprimerie, le portrait monstrueux et allégorique d’Henri III (1574-1589), n’entend en rien représenter le vrai visage du roi, ni même stéréotyper ses traits ; il s’attarde avec violence et outrage sur des traits de sa personnalité du souverain : Sur ce modèle certains détails de l’effigie de Henri III renvoient à des aspects bien précis de la personnalité du souverain : la poitrine féminine ; collier de l’ordre du Saint Esprit qu’il a fondé ; le petit poignard au niveau du sol fait référence à l’assassinat du duc de Guise en 1788 ; les parties animalisées de son corps qui accusent Henri III d’avoir perturbé et bousculé le droit civil (politique et religieux). Le monstre est la créature qui transgresse les lois naturelles. (Photo n°6).
Lorsque les États généraux s’ouvrent le 5 mai 1789, il ne s’agit plus de caricaturer le roi qui a failli dans sa mission mais de le mettre en scène, reconnaissable et responsable devant le projet de régénérer le royaume. Les cahiers de doléances ont été tendres avec Louis XVI ; ils ont renouvelé avec force et ferveur la relation de fidélité et d’amour qui liait les ordres (devenant la Nation) au monarque ; la tradition et la sacralité ont laissé la place à une sorte de mission laïque (on parle de laïcisation de la sacralité), désenchantant en quelque sorte la symbolique divine d’antan. Les portraits officiels de l’année 1789 qui entérinent les événements révolutionnaires (Assemblée nationale, abolition des privilèges, déclaration des droits de l’homme et du citoyen) confèrent au Roi et à la Reine des attributs classiques associés à une mission nouvelle. Le visage de Louis XVI est sensiblement le même, reproduit à des milliers d’exemplaires (comme d’ailleurs celui des ministres et des députés les plus populaires), mais les titres s’attachent à la mission plutôt qu’au monarque. L’estampe de 1789 Louis XVI Roi des Français et Marie Antoinette Reine de France rajoute un message plus important : le roi d’un peuple libre est seul un roi puissant : (Photo n°7).
L’image de Louis XVI renvoie, à son corps défendant car les événements s’imposent tragiquement à lui depuis le début, aux espoirs placés par les Français. L’image est fidèle à l’histoire de la monarchie et les portraits de la Révolution de 1789-1790 suivent les méandres d’une politique dans laquelle le Roi lutte contre les abus de l’Ancien Régime conduisant le char de la régénération. L’estampe intitulée Patience… ça ira : y n’faut qu’sentendre ! le montre encore très reconnaissable avec tous les attributs traditionnels de la monarchie conduits par ses sujets vers le Temple de la félicité (Photo n°8).
Du temps des illusions à ceux des anathèmes
L’altération de l’image royale de 1791 à 1793 est l’une des constantes de la Révolution ; inaltérée durant l’année 1789 malgré le refus de Louis XVI de voir lui échapper son pouvoir exécutif absolu, son image continue d’être l’objet d’une propagande visant à la réconciliation nationale. Jusqu’à sa tentative manquée de fuite à Varennes le 21 juin 1791, la gravure officielle est encore majoritaire mais la caricature progresse lentement au service d’un discours de plus en plus irréconciliable entre la Révolution et la monarchie. L’image la plus célèbre représentant le Roi prisonnier de l’Assemblée depuis les journées d’octobre 1789 au cours desquelles il fut ramené de Versailles aux Tuileries avec toute sa famille, est cette estampe datant du 2 juin 1791. Louis XVI est dans une cage et répond à un passant qui lui demande : « Que faites-vous là ?, je suis en pénitence » (Photo n°9). Elle fait allusion au calvaire du Roi qui a dû tout accepter, notamment la constitution civile du clergé et le schisme religieux, mais elle rappelle le divorce entre la Nation et une famille royale qui ne cesse de demeurer proche des courant contre-révolutionnaires.
La duplicité de Louis XVI est devenue un leitmotiv de la presse révolutionnaire et Jean-Paul Marat s’épanche violemment depuis des mois sur ses dangers. Dans son journal l’Ami du peuple (n°314), près de huit mois avant sa fuite, il écrit de manière prophétique : « la fuite de la famille royale est concertée de nouveau ; c’est toujours à Metz, et sous la protection de l’antirévolutionnaire Bouillé, que le monarque doit se mettre à la tête des ennemis de la liberté pour tenter une contre-révolution ». La figure du roi Janus, telle qu’elle est répandu dans une caricature célèbre, pénétrait lentement dans les consciences politiques en gestation, sa pédagogie faisait lentement son chemin, la couronne devenant de plus en plus fragile sur la tête du souverain (Photo n°10).
La nouvelle de la fuite et de son échec ébranla nombre de certitudes et la caricature obscène ou scatologique jusqu’ici réservée aux aristocrates, à la cour et à la reine commence à toucher le roi. Une caricature intitulée l’égout royal le montre fuyant dans les égouts de paris, entourée de sa femme et de sa sœur, à moitié nues en référence à leur sexualité supposée débridée, le maire de Paris Jean-Sylvain Bailly en train de déféquer sur ce cortège pathétique (Photo n°11).
Une autre décline la métaphore du roi-cochon (Photo n°12). Cette violence rend compte d’une incrédulité des Français les plus politisés qui s’impose après des siècles de crédulité ; les représentations de la personne du roi se dégradent au fur et à mesure de sa déchéance. Sous bonne garde durant encore plus d’une année, il n’est plus à l’abri de la foule comme lorsqu’elle envahit son palais des Tuileries et le force à boire à la santé de la Nation (21 juin 1792) et lorsqu’il est obligé de se réfugier à l’Assemblée le 10 août 1792 pour entendre proclamée sa suspension.
La dégradation de l’image royale, une pédagogie de l’échec de Louis XVI ou des Français ?
Qu’y-a-t-il de plus ridicule et pathétique que l’image de Louis XVI coiffé d’un bonnet phrygien, symbole premier des sans-culottes parisiens (Photo n°13)?
La dégradation des relations entre la Révolution, Paris et Louis XVI ont accéléré les progrès d’une mentalité critique et sapé non seulement le pouvoir absolu mais sali l’image royale rabaissée au rang de celle de la populace militante. C’est là une marque typiquement française, celle d’un roi immanquablement parjure qui a lui seul poussé les Français à proclamer la République le 21 septembre 1792. Elle scelle le sort des relations entre les Français et l’ancienne monarchie des Bourbons, sort qui ne pourra plus jamais se conjuguer avec la démocratie malgré la restauration provisoire de 1815-1830 et de l’avènement des deux frères de Louis XVI (Louis XVIII et Charles X). Les événements révolutionnaires de 1789 à 1792 doivent leur tragédie autant aux positions de l’un (le roi) et de l’autre (le peuple français) qui ont conduit à la voie originale française de la modernité politique, dans sa singularité pour une part qui n’est pas infime, à la responsabilité d’un homme.
Cette image dégradée ne fit pas loin de là l’unanimité en France. De même à l’étranger et dans la première démocratie d’Europe, l’Angleterre, elle fut dénoncée très tôt par les caricatures de James Gillray (1757-1815) ; elles accusèrent la France de sombrer dans l’anarchie la plus agressive et destructrice de la monarchie. Sans prendre parti pour les uns ou pour les autres, Gillray demeure célèbre pour avoir croqué de manière très moderne les absurdités de son époque et en particulier les atteintes à l’image du roi Louis XVI.
La journée du 20 juin 1792 où Louis XVI fut menacé par l’invasion du peuple de Paris dans ses appartements est caricaturée comme étant une allégorie de la monarchie limitée « à la française » (Photo n°13).
Lorsque Louis XVI fut jugé le 14 janvier 1793 puis exécuté le 21 janvier, les Anglais et l’Europe entière furent abasourdis et révoltés. C’est en partie l’une des raisons de l’entrée en guerre de l’Angleterre avec plusieurs autres États qui gagnèrent la 1ère coalition contre la République française. James Gillray force le trait d’un Louis XVI apeuré avant d’aller à la guillotine et n’épargne personne : ni le roi, ni les révolutionnaires fanatiques, ni l’Église catholique (le crucifix est blasphématoire) estimée par les Anglais comme étant d’un autre âge. Dans cette figure ridicule de Louis XVI au seuil de la mort, les Anglais jugent autant les erreurs d’un roi incapable que celle d’un peuple français à la dérive et très loin des espoirs de 1789. En bref, un échec français sur toute la ligne. (Photo n°14).
Cette caricature très célèbre qui élargit le débat sur le déclin de la monarchie des Bourbons, n’est autre qu’une reprise d’un tableau célèbre et très largement reproduit de Charles Benazech (1767-1794) ; le roi est assis et toute sa famille est éplorée, implorant le ciel, entourée de l’abbé Edgeworth (1845-1807) et du valet Jean-Baptiste Cléry (1759-1809). Le crucifix, mis en évidence devant la fenêtre propose une lecture très royaliste à la française, contre-révolutionnaire et anti-républicaine (Photo n°15).
L’image de Louis XVI sous la Révolution, une pédagogie plus forte que les mots
Si avant 1789 la parole outrancière à l’encontre du Roi avait largement dépassé le stade des prémisses dans des pamphlets largement diffusés, l’image n’avait pas encore suivi au même rythme. Sa désacralisation avait lentement fait son chemin, sans trop de heurts, au rythme des frémissements de la vie politique française qui transformait des sujets respectueux du seul roi et de sa lignée en citoyens capables d’un amour et d’un attachement à condition qu’il soit associé à celui de leurs droits et de leur nation. L’histoire et le déroulement tragique et torrentiel de la Révolution n’en n’ont pas voulu ainsi. Dans leur imaginaire, les Français en voulaient durement à Louis XVI, comme des amoureux congédiés et déçus, ils cultivèrent l’image de l’un de ses prédécesseurs le plus célèbre : Henri IV (1553-1610). Dans une caricature de 1791, Henri IV, portant autour au tour de son cou la croix de l’Ordre du Saint-Esprit, découvre son lointain successeur, la tête dépassant d’un tonneau à vin. Il s’écrie : « Ventre-Saint-Gris, où est mon fils ? Quoi ! C’est un cochon ? » et Louis XVI lui-répond : « C’est lui-même, il noie sa honte » (Photo n°16). Pour les contemporains, la comparaison n’était pas un hasard ni une coïncidence ; elle rappelait à quel point la dégradation de l’image de Louis XVI a résulté autant d’une histoire, celle de la monarchie et de ses relations avec ses sujets, que de la responsabilité d’un seul homme, seul parjure et seul traître.
Frédéric Bidouze