« La chanson était encore en France, comme au bon temps du cardinal de Mazarin, l’expression la plus ordinaire des vengeances et des représailles du peuple »
- L. Jacob, Curiosités de l’histoire de France, 1858.
Cette affirmation n’a pas pris une ride aujourd’hui, si ce n’est que la chanson n’est plus un vecteur de protestation en ce début du XXIe siècle où l’indignation est pourtant devenue le mot d’ordre de la scène du monde. Si ce ne sont les adaptations à des timbres connus, la chanson et ses refrains ne battent plus guère que le pavé des défilés lors des manifestations de rues. La chanson a néanmoins depuis toujours joint les plaisirs de tous à la nécessité d’être compris du plus grand nombre à une époque où le seul processus de communication orale était vecteur de sentiment politique commun. Au milieu du XVIIe siècle, en pleine Fronde, Gabriel Naudé (1600-1653) avait averti le cardinal Mazarin (1602-166, photo n°1, atelier de Pierre Mignard, 1658) du danger en écrivant ceci dans son Mascurat (1650) :
« Faites lecture à un paysan ou à un artisan, à des valets et gens de semblable étoffe d’une chanson contre le cardinal […] ils seront ravis d’entendre ces choses, les écouteront volontiers, les entendront et comprendront »
Il aurait pu rajouter que les enfants, les plus à même de reprendre les refrains sans les comprendre, couraient les rues en reprenant des rimes courtes et assassines comme celle-ci par exemple « Faut sonner le tocsin, din, din, pour pendre Mazarin » (La chasse à Mazarin, sur l’air de Monceaux). Qui ne connaît pas l’exclamation du Cardinal éreintant son peuple d’impôts et prenant le pouls de l’opinion publique en s’écriant « Le peuple chante ? il paiera ! »
Le Français chante la liberté et mais raisonne peu
« D’un trait de ce poème, en bons mots si fertiles/Le Français, né malin, créa le vaudeville/Agréable indiscret, qui, conduit par le chant/ Passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant./ La liberté française en ces vers se déploie ;/Et enfant du plaisir veut naître dans la joie »
Boileau, L’art poétique, chant II, 1674
Qu’elle soit à boire ou à diffamer, la chanson n’a pas attendu la Révolution française pour railler en vers l’incapacité des gouvernants mais s’est révélée autant sans appel pour leur image qu’inefficace pour changer le cours des événements.
Le Français est demeuré célèbre pour avoir toujours eu la licence et la liberté de parler, ce que paradoxalement les rois de France n’ont pas négligé parfois d’avancer pour justifier leur autorité bienveillante. Louis XII (1498-1515) aurait dit lors de son remariage en 1514 cette félicité de la parole de son peuple en ces termes : « Je veux qu’on joue en liberté et que les jeunes gens déclarent les abus qu’on fait en ma cour ». La complainte chantée, si elle n’a pas été inventée par les Français et demeure universelle, a néanmoins été dans le royaume de France une caractéristique propre à l’esprit et aux mœurs. La plupart des chansonniers du XVIIIe siècle et autres anthologies sur la chanson par la suite soulignent cette marque de fabrique servie par des auteurs parfois éminents. Le grand auteur de théâtre, parmi les plus réputés, comme (photo n°2) écrivit des couplets à boire et à aimer, mais aussi des chansons patriotiques pour lesquelles il était pensionné par le roi. Auteur d’une chanson « La vérité est dans le vin », il a célébré le plus célèbre des cabaretiers de Paris (enseigne du Tambour royal, dans quartier de la Basse-Courtille), Jean Ramponneau (1724-1802), dans sa Guinguette de Ramponneau (1760) :
« Chantons l’illustre Ramponneau/ Dont tout Paris raffole,/ L’on a chez lui du vin nouveau/ Et la fille qu’on cajole/ C’est là que Michaud/ Renverse Isabeau/ Sur le cul d’un tonneau/ Et ziste et zeste, point de chagrin/ L’on s’y rigole avec du vin »
Ramponneau sera le héros des milieux populaires sous la Révolution, accompagnant les diatribes du Père Duchesne et mis en scène lors des événements majeurs.
Nul peuple n’a donc porté à un aussi haut point de perfection cet art et, de Voltaire à Rousseau, on s’en est félicité maintes fois. Toutefois, cette qualité, au même titre que la galanterie ou les plaisirs de la table, a pu être considérée à certains moments comme un témoignage de légèreté au détriment du sérieux. Tandis que l’Anglais « raisonne et exécute », le Français chante et n’exécute rien remarque le chroniqueur averti Mathieu Marais en 1721. Un demi-siècle plus tard, lorsque Voltaire défend le roi Louis XV contre la fronde des parlements et de l’opinion en 1771, il pleure la disparition de ce peuple léger et imitateur, autrefois gai, chantant et frivole, aimant et répudiant les nouveautés :
« Serait-il donc possible, écrit-il, que votre caractère national ne fut plus le même ? On ne trouve plus chez vous de traces de cette gaieté qui vous distinguait des autres nations de l’Europe. La chanson est bannie de vos repas ; plus de couplets mais des satires et des libelles. Vous êtes devenus un peuple de tristes raisonneurs, et tout le monde s’en mêle »
Lettres américaines, 1771.
Voltaire voulait ironiser sur ce peuple français bon à n’être mené que par un seul maître, qui devait se confiner à l’art du bon mot et de la chanson plutôt qu’à se mêler de politique. Il était bien le seul à s’en moquer. Dans les Mémoires de Bachaumont, sorte d’almanach des événements du temps (2e partie du XVIIIe siècle), il est écrit à la date du 8 janvier 1772 qu’on a toujours dit que les Français se consolaient de tout par une chanson. On commençait à craindre que la nation n’eût perdu son caractère ; mais un plaisant nous prouve que cette terreur est vaine, et que l’on fait encore rire à Paris. Voici un vaudeville qui court, et contre l’auteur duquel on dit que le ministre fait des recherches sévères :
« Chantons dans un badin vaudeville/ Le retour des vertus qu’on aura,/ L’honneur gothique à la cour, à la ville, /Le sentiment, qu’on trouve de vieux style,/ Cela reviendra. Français, ne perdez pas l’espérance, /Tout va bien, tout encore mieux ira:/ La liberté, les jésuites, l’innocence, /Cela reviendra.
Cette rage de critiquer et de discuter par la chanson semble avoir été la réponse consolatrice à une autorité monarchique pesante où le secret était érigé en système et dont l’écho des timbres de la rue, tel un courant d’air impossible à orienter, narguait sans cesse le pouvoir. Ce que l’on sait moins, c’est que nombreux ont été les grands personnages de la Cour et de l’Etat, des institutions et des pouvoirs qui ont griffonné des textes de poésie légère et qui les ont répandus, là contre leurs ennemis particuliers, ici pour se consoler d’une déconvenue. L’un des plus grands auteurs de chansons au XVIIe siècle n’était autre que Claude de Chauvigny de Blot (vers 1605-1655), gentilhomme ordinaire du frère de Louis XIII, Gaston d’Orléans (1608-1660) et au siècle suivant, le ministre de Louis XV puis de Louis XVI, Jean Frédéric Phélyppeaux de Maurepas (Photo n°3), fut l’auteur de nombre de chansons contre la Pompadour, les fameuses poissonnades. De la conception à la conservation il n’y a qu’un pas et les élites ont particulièrement collectionné les recueils de chansons, aujourd’hui très nombreux dans les archives et dans les bibliothèques de France. Nombre de grands personnages de l’État ont eu très tôt le goût de ces épigrammes chantées comme autant de divertissements et d’informations sur les événements politiques de leur temps comme le chancelier Séguier (1588-1672) ou le secrétaire D’État Louis-Henri de Brienne (1635-1698) au XVIIe siècle. Les mémorialistes sur lesquels on fonde depuis longtemps le récit des affaires du temps au siècle suivant, qu’ils soient bourgeois comme Mathieu Marais (1641-1737), Edmond-jean-François Barbier (1689-1771) ou Siméon-Prosper Hardy (1729-1806) ou nobles comme le duc de Croÿ (1718-1784) ou le comte d’Argenson (1696-1764), scandent leurs récits de ce qu’ils appellent « les chansons sur le temps présent ». Les chansons sont pour eux autant les bruits de l’opinion publique que l’écho dangereux d’une liberté suspecte, par leur audace ou par leur insolence. Ils s’en amusent aussi lorsqu’ils font des remarques sur l’ingéniosité des auteurs comme Edmond-Jean Barbier qui parle du « malin de cette chanson » dont l’air coupe un mot du dernier vers de chaque couplet (novembre 1734) ; ils en connaissent par cœur les airs que l’on fredonne depuis l’enfance et qui, pour nombre d’entre eux ont traversé les âges.
La poésie légère adaptée aux timbres du temps
L’histoire est une chanson dont les additions successives de couplets ont souvent accompagné pendant plus de deux siècles les évolutions politiques. L’astronome et mélomane Ismaël Bouilleau en 1640 parlait du chant qui court dans la ville car « les voix du peuple se conduisent si naturellement selon le genre diatonique que pour leur apprendre à chanter, il faut peu de temps ». Les airs des vaudevilles chantés, légers et insolents, insidieux et mordants étaient d’une grande simplicité oratoire à l’opposé du système des libelles et pamphlets voire même des images pas toujours faciles à décrypter. Si l’écrit était le privilège des élites, les élites savaient se mettre au diapason des couches les plus larges de la société et la chanson était la même, pour les savants, comme pour les illettrés. Les quatrains sur des thèmes « standard » de l’Ancien Régime pouvaient être repris avec des variantes sous des rois différents, comme celui qui critique l’un des épisodes les plus symboliques de l’absolutisme : le Lit de Justice :
« A paris, il court un grand bruit/Que la Justice est désolée./Le Roi s’est couché dans son lit/Et l’on dit qu’il l’a violée »
Les chansons étaient en effet constituées généralement de vers courts tandis que l’alexandrin était rare, de rimes variées plates ou croisées, leur effet de simplicité étant accru par leur adéquation à des formes narratives et musicales antérieures. Les airs religieux ont été utilisés à des fins profanes comme contrefactums des timbres de cantiques et de Noël. « La venue de Noël » ou « Or, nous dites Marie » ou encore « Laissez paître vos bêtes », connus du plus grand nombre, étaient repris pour critiquer le pouvoir de Richelieu comme ils ont servi au siècle suivant à faciliter la circulation de messages semblables. Le Noël satirique fut par exemple la forme de chanson qui fit fureur au XVIIIe siècle. Le chansonnier introduisait dans la crèche les personnages qu’il voulait stigmatiser, les désignant par leurs noms, faisant ressortir le détail de leurs vices ou de leurs ridicules, tout en leur donnant un rôle dans l’étable ! Mais des timbres dominants ont aussi traversé les siècles comme ceux des Lanturlus (spécifique au portrait), des Lampons ou des Rochelais au XVIIe siècle. Certains timbres faciles revenaient très souvent comme celui de la Joconde, aujourd’hui oublié, tandis que les airs de « Malbrough », « J’ai du bon tabac » ou « La bonne aventure ô gué, ô gué », encore fredonnés de nos jours, entamaient une très longue carrière.
La fureur de chanter, la fureur de tous
L’histoire de France par les chansons, ce n’est pas que les pauvres contre les puissants, la rue contre la cour, les opprimés contre les oppresseurs, c’est un miroir sans teint de l’oralité dont les échos peuvent encore nous émouvoir. Chacun, à sa manière, a pu réécrire des vers afin de les fredonner, faire courir un air comme on fait courir la rumeur d’un événement majeur ou d’une anecdote, comme on explique aussi un débat ou une controverse. La chanson, au XVIIIe siècle, n’est pas cloisonnée ; l’ardeur satirique chantée passe des soupers mondains aux bals de villages et des salons aux cafés, et partout les prestiges sont ruinés. L’illustration de ce phénomène en est le genre poissard « inventé » par le chansonnier Jean-Joseph Vadé (photo n°4) ; destinée à aller au-delà du burlesque du siècle précédent, en s’inspirant de la réalité populaire, notamment celle des Halles de Paris, la chanson poissarde, avec ses « v’là » et ses ç’a », quoique prisée par la bonne société, rompt avec les rîmes et les règles littéraires pour mieux incarner les bas-fonds.
La chanson n’a rien épargné ni personne ; la mort de Louis XIV le 2 septembre 1715 a correspondu comme dans bien des domaines à un soulagement, multipliant les plumes et déliant les langues comme jamais. Le Régent Philippe d’Orléans (1715-1723), quoique volontaire dans son autorité au nom du jeune Louis XV (1710-1774), changea le style de gouvernement et se heurta avec plus de complaisance sans doute à l’explosion des griefs et des ressentiments accumulés. Une chanson le félicité à son corps défendant :
« Sous l’heureuse Régence/ On goûte en sûreté/L’aimable liberté/De dire ce qu’on pense./ Ce sont là les péchés/Des jolies débauchés/ L’affreuse tyrannie/ D’épier un buveur/ Fait maintenant horreur/ La crainte en est bannie/ On aime les péchés/ des jolis débauchés/ Grand prince, à ta Régence,/ Je bois de tout mon cœur,/ L’amant et le buveur/ Peut croire en assurance/ Qu’on aime les péchés/ Des jolis débauchés ».
A suivre avec: Le roi de France
Frédéric Bidouze