A la fois cours de justice en dernier appel et chambres d’enregistrement des lois, les treize parlements ont fait le royaume de France autant que le roi depuis le XIIIe siècle, empêchant ce dernier d’être un despote. Propriétaires de leurs charges vénales et héréditaires et de ce fait indépendants, les magistrats ont par la force de leurs fonctions, entamé un premier dialogue constitutionnel avec le monarque jusqu’à ce que les états généraux de mai-juin 1789 ne se transforment en véritable assemblée nationale représentative. Impertinents perturbateurs des décisions royales autant que fidèles collaborateurs de la monarchie, ils ont noué avec le peuple des relations très ambiguës. Méprisés et redoutés par leur puissance judiciaire et leur morgue nobiliaire, bien que souvent d’origine roturière, les juges de l’Ancien Régime furent populaires dans le sillage de leurs protestations solennelles contre le pouvoir absolu du roi de France.
Les parlements, avocats du peuple, avocats des Français
Lors de la Fronde de 1648, le conseiller au parlement de Paris, Pierre Broussel, 1575-1654 (Photo n°1) devint un héros en s’opposant aux édits fiscaux du cardinal de Mazarin (1602-1661) et l’emblème d’un parlement de Paris promoteur d’une monarchie tempérée. Sur l’air de Thoinon (Catin) la belle jardinière « La Chanson nouvelle à la louange de M. de Broussel, conseiller du roy en sa cour de parlement », rappelle le paradoxe apparent d’un magistrat protecteur du peuple.
« Ne faut point passer sous silence
Les faits de Monsieur de Broussel,
Car par sa grande vigilance
Et par son soin continuel,
Rendra la France florissante,
Qui ne sera plus languissante.»
Arrêté en compagnie de son collègue Nicolas Potier de Blancmesnil le 26 août 1648 sur l’ordre de la régente Anne d’Autriche, il est libéré sous la pression du peuple dès le lendemain tandis que des dizaines de barricades s’érigent dans la capitale. On chante pendant l’insurrection qui inaugure la Fronde, « L’Alleluya des barricades » sur le timbre de O Filii :
« Ce fut une étrange rumeur
Lorsque Paris tout en fureur
S’émut et se barricada.
Alleluya ! »
[…]
Quand Broussel fut de retour,
Pour lui témoigner son amour
La populace s’écria :
Alleluya !
Chacun veut avoir son portrait
Pour mettre dans son cabinet
Parmy les arrêts qu’il y a.
Alleluya ! »
Après la mort de Louis XIV, la renaissance de la résistance parlementaire
Le règne de Louis XIV (1643-1715) mit provisoirement fin à l’activité contestataire des parlements et affaiblit également les connivences toujours dangereuses entre les élites robines et l’opinion de la rue. Lorsque le régent Philippe d’Orléans (1674-1715) s’allia au parlement de Paris en 1715 pour obtenir les pleins pouvoirs tandis que Louis XIV lui avait associé ses bâtards légitimés, il eut toutes les peines du monde à maîtriser le feu protestataire qu’il avait ranimé. Devant un nouveau refus d’enregistrer les édits en 1720, il exila les magistrats à Pontoise afin de les ramener à la raison. Si l’opinion n’est pas dupe sur la partie de bras de fer qui ne concernait que des parties au sommet de l’Etat, la seule punition pour désobéissance pouvait émouvoir et passionner les foules. « Les lamentables regrets de l’exil du parlement de Paris », sur le timbre, où êtes-vous Birène ou Trois enfants gueux, font part d’un émoi néanmoins ironique:
« Parisiens, pleurons très fortement,
Dieu le permet, notre perte est certaine :
On nous ravit notre cher Parlement,
Las ! il s’en va courir la prétentaine.
Pas ne voulait à maint trompeur édit
Prêter la main, admirez, je vous prie
Nostradamus nous l’avait bien prédit,
Sur le Pont-Neuf, lisez la Centurie :
Quand adviendra que putes, maquereaux
Gouverneront la nation gauloise,
Gens du Sénat bridés comme des veaux
La paille au cul regagneront Pontoise »
Roi, princes, ducs, bourgeois, jeunes et vieux,
C’est en ce jour qu’il nous faut tous entendre
Du Parlement les tristes adieux ;
En vérité, cela fait le cœur fendre. »
Jusqu’en 1789, les lois du roi seront régulièrement contestées, tant celles concernant la fiscalité que les affaires religieuses. Quand les parlementaires parisiens s’obstinent à lutter contre la Bulle Unigenitus du pape, ils estiment que le roi de France n’a pas à être le vassal de Rome ; en défendant les jansénistes à qui on refuse des billets de confession avant de mourir, ils rencontrent une popularité sans pareille, comme si « la cause de Dieu était aussi celle de la Nation » (années 1730-1760). Leurs remontrances décidées en assemblées générales des chambres attisent la curiosité et éduquent d’une certaine manière les sujets à une certaine forme d’insolence protestataire. A la fin, le roi a toujours le dernier mot, mais un mot de plus en plus amer, dont il ne tire plus guère qu’une autorité fragile :
« En effet on s’assembla ;
Plusieurs cassèrent les vitres ;
En effet on s’assembla
Et chaudement on parla ;
Enfin, par un arrêté,
L’arrêt fut interprété,
Et le fait sur les registres
La cour séante est porté.
L’ex-évêque en trépigna,
Trouvant le trait malhonnête ;
L’ex-évêque en trépigna
Et chez le Roi droit alla ;
Il lui dit : Ne manquez pas
De mander les magistrats ;
Lavez-leur-moi bien la tête,
Et le Roi n’y manqua pas.
Le Roi leur a dit d’abord,
En prenant un ton de maître,
Le Roi a dit d’abord :
Messieurs vous avez grand tort.
Oh ! s’il vous arrive encor
De prendre un pareil essor,
On vous fera bien connaître
Que Pontoise (lieu de son exil en 1720) n’est pas mort.
De plus, a-t-il ajouté, pur réprimer la licence,
De plus, a-t-il ajouté,
J’ai cassé votre arrêté.
Que l’arrêt qui le proscrit
Soit sur vos registres inscrits ;
Surtout point de remontrances,
Vous les feriez à crédit. »
D’exils bruyants en retours glorieux
Régulièrement punis par des lits de justice (Photo n° 2) et exilés, les parlements de France tirent la plupart du temps une gloire médiatique de leur résistance courageuse ; ils sont fêtés à leur retour, comme celui de Paris en septembre 1753, dont les magistrats avaient rédigé des remontrances séditieuses et attentatoires à l’autorité du Roi
« Elle est enfin de retour,
Cette auguste compagnie ;
Français, chantons tour à tour
Chantons tous, malgré l’envie :
Vive, vive le parlement !
Adieu la mélancolie,
Vive le Parlement
Et son premier président.
Vive à jamais notre Roi,
Vivons tous pour le voir vivre ;
De notre commune loi
Que la parque le délivre.
Vive, vive le parlement !
Qu’au plaisir chacun se livre.
Louis triomphe en ce jour ;
Grand Sénat, par ta victoire ;
Il te rend à notre amour,
C’est le comble de la gloire ;
Vive, vive le Parlement !
En son honneur il faut boire.
Sois toujours le protecteur
D’un peuple qui te révère ;
Louis fait notre bonheur,
Mais sers-nous toujours de père.
Vive, vive le parlement !
Répétons tous à plein verre.
Il fallait, grands Sénateurs,
Toute votre résistance
Pour prévenir nos malheurs ;
Tout allait en décadence.
Vive, vive le parlement !
Ah ! qu’il tient bien la balance. »
De ces épreuves de force qui se terminaient toujours par des admonestations et des réconciliations, l’opinion ne se départissait pas d’une impérieuse et nécessaire union des magistrats avec le roi. La paix civile et religieuse de l’Ancien régime était à ce prix et l’opinion était partagée entre l’acclamation des voix discordantes de ces cours rebelles et leur obéissance au roi. Cette chanson leur indique le droit chemin par la voix de Saint-Louis (Louis IX, 1214-1270) et s’intitule « Les remontrances de Saint-Louis au Parlement » :
« De par tous les amis du trône,
Aux gens tenant le Parlement
Et respectant peu la couronne,
Saint-Louis remontre humblement
Que ce n’est point l’usage en France,
Que des sujets contre le Roi
Fassent, en réclamant la loi,
Acte de désobéissance.
[…]
Que c’est un dangereux système
D’oser, chez un peuple soumis,
Se jouer du pouvoir suprême
Et lever sur le diadème
Le glaive effronté de Thémis. »
Louis XV ou l’imposition despotique d’une réforme de l’État
A la fin de son règne, Louis XV décida de frapper un grand coup en décidant à l’aide de son chancelier René Nicolas Charles Augustin de Maupeou, 1714-1792 (Photo n°3), ancien parlementaire, de supprimer les parlements. Pour donner le change à ce que d’aucuns considérèrent comme un coup d’Etat, il entama une réforme judiciaire qui faisait des magistrats des fonctionnaires gagés et qui rendait la justice gratuite. Même si la colère n’était pas partagée par tous et qu’on était loin des violences de la Fronde de 1648, la suppression du Parlement ouvrit un débat d’opinion dont les juges sortirent vainqueurs grâce à la mort de Louis XV le 14 mai 1774. Cette époque accéléra les débats opposant les partisans d’un pouvoir royal fort mais réformateur d’une justice inique à ceux qui, derrière les parlements, estimaient le roi despotique, infidèle à l’antique constitution du royaume.
Moquant la faiblesse supposée du roi, on ironisait par exemple sur l’omnipotence du chancelier Maupeou :
« Le roi, dans son lit endormi,
S’éveilla et dit : Mon cher ami,
Je veux enfin vivre à mon aise ;
Je suis vieux, le sceptre me pèse ;
Prends-le, Maupeou. Maupeou le prit
Et le prince se rendormit. »
Les parlements, temples de l’incurie judiciaire de l’Ancien régime
Partout dans le royaume, le débat achoppa sur l’exil des personnalités les plus éminentes tandis que les plumes stipendiées par le pouvoir royal œuvraient en vain dans l’intention de dénoncer plus que jamais une justice odieuse. Le parlement de Rouen comme d’autres ainsi que ses magistrats sont montrés du doigt et l’on chante leur incompétence, leur ignorance et leur cruauté, doublées par une volonté d’usurper le pouvoir royal.
« Approchez tous, et qu’un chacun écoute
Le fait piteux que je vais raconter.
Les exilés en riront peu sans doute,
Car tous les cœurs ont lieu de s’attrister.
Chère patrie,
Chère Neustrie,
Dis-nous comment
Est mort ton Parlement.
Ce Parlement, qui se traitait de classe,
Car il était composé d’écoliers,
Voulait du maître, hélas ! prendre la place,
Et s’est enfin mis mal dans ses papiers.
C’est grand dommage ;
Il eut, je gage,
Vécu longtemps
Étant rempli d’enfants.
Que de beaux traits illustrent sa mémoire,
Que de beaux traits le faisaient respecter !
Oui, ses droits forment une histoire
Propre à le faire regretter.
Que de victimes
Franches de crimes
Ont, par ses soins,
Péri devant témoins.
[…]
Nos grands jugeurs, pour augmenter leurs rentes
Ont fait accroire au Roi le plus humain
Qu’il rendrait tôt la province opulente
S’il permettait que l’on touchât au pain.
Mais Dieu sait comme
Tout homme
Quand notre bien
Peut devenir le sien.
Ils étaient tous avides de science,
Ils en meublaient largement leur cerveau,
On les voyait jusque dans l’audience
Lire projets, gazette, écrits nouveaux.
Puis, sans entendre,
Sans rien comprendre,
Ils vous jugeaient
Tout comme ils voulaient.
[…]
Ci-gît, hélas ! qui fut jadis en vie ;
Ci-gît un mort qui jamais ne vivra,
Qui se disait père de la patrie,
Et de son sang fréquemment s’abreuva. »
Sur l’air de changez-nous cette tête, une chanson rappelle en 1774 le souvenir de l’exécution injuste le 9 mai 1766, de Thomas Arthur baron de Tollendal, comte de Lally (1702-1766), pour haute trahison. Certainement rédigée par son fils, Gérard de Lally-Tollendal (1751-1830), qui avec le soutien de Voltaire, obtint une réhabilitation partielle de son père, elle perpétue la critique féroce de la justice du royaume, comme les François Rabelais (1483/1594-1553) ou les Nicolas Boileau (1636-1711) en leurs temps :
« Le sénat se rassemble,
Toute la ville tremble
De voir s’unir ensemble
Les juges de Lally ;
Il n’est que leur folie
D’égale à leur furie,
Et chacun s’écrie,
Le cœur tout transi :
Changez-nous ces dix têtes,
Têtes, têtes, têtes, têtes,
Changez-nous ces dix têtes
Ou nous sortons d’ici.
D’une vertu stérile,
D’une raison débile,
D’un esprit imbécile
Saint-Seine a le renom ;
D’homme il n’a que la mine,
Le Bévi le domine ;
De cette machine
C’est le Vaucanson :
Changez-moi cette tête,
Tête de triste oison.
Discoureur sans science
Et dévot sans croyance,
Bévi n’a de puissance
Que pour la fausseté ;
C’est le feu sous la glace… »
Le dernier exil et le dernier retour glorieux des parlements, comme un chant du cygne
A la veille de la Révolution, après une nouvelle résistance aux édits du roi Louis XVI (1774-1792) au mois de mai 1788, les parlements triomphent lors de leur retour à l’automne, emmenés par un parlementaire fougueux, Jacques Duval d’Eprémesnil, 1745-1794 (Photo n°4), tandis qu’est déjà amorcée la campagne électorale pour les états généraux prévus en mai de l’année suivante. Une chanson rassure encore pour quelques semaines les magistrats et leurs partisans qui espèrent rendre le roi à leur raison et conserver la constitution de l’ancienne monarchie :
« En vain la noire calomnie
Accuse d’aristocratie
Les parlements,
Tandis que notre monarchie
Doit son salut à l’énergie
Des revenants.
[…]
Tu consacrais à la patrie
Tes soins, tes libertés, ta vie
Depuis vingt ans ;
Ton exil ajoute à ta gloire
Et ton rappel à la victoire
[…]
Et vous dont la docte éloquence
Justifia la résistance
Des Parlements,
Partagez la reconnaissance
Qu’offre en ce jour toute la France
Aux revenants. »
Les magistrats parisiens, forts de leur succès, prétendent en novembre puis en décembre 1788, que les futurs états généraux seront convoqués puis réunis selon les mêmes modalités que ceux de 1614, à savoir que les élus de la noblesse, du clergé et du tiers-état seront en nombre égal et que l’on votera par tête. Débordés par l’élan émancipateur et représentatif d’une opinion gagnée aux idées nouvelles, les magistrats deviennent des parias et sont associés à des traîtres, traîtres au roi et à la nation future. Cette Motion des harangères de la halle sur la convocation des états généraux, sur l’air de gatiau dans son galetas, rend compte du scepticisme populaire à l’idée de voir se réunir les états généraux mais enterre déjà les parlements très vite associés à l’aristocratie :
« Ces grands états généraux
F’ront-ils du brouet d’andouille ?
Ces messieurs s’ront-ils si sots
Que d’s’en retourner chez eux bredouilles,
Quand, par miracle, un bon roi
Veut faire l’bien et d’si bonne foi ? (bis)
Si c’était nous qu’étions-là,
On dirait : c’est d’la canaille !
Mais des beaux messieurs comme’ça,
Au lieu d’s’entendre, àa s’chamaille ;
Ça bou du thé aux Anglais, (sic)
Com’ ils vont s’foute des Français (bis)
C’n’est pas dans les pus petites gens
Qu’est la plus grande canaille,
C’est dans ces chiens d’Parlement,
Dans c’te noblesse et c’te mitraille,
C’n’est pas leux roi, si loyal
Qu’ils aimont, c’est l’coffre royal. »
Dans les parlements, dans les rues, les arrêts et les remontrances ont su être imprimés et chantés, symboles d’une tradition protestataire dont l’opinion pouvait se gargariser, s’amuser, s’enivrer même et s’éduquer à la politique sous une monarchie absolue.
A suivre part. 6, Le clergé
Frédéric Bidouze